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Dérogation espèces protégées : les mesures de réduction du risque proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte avant dépôt de la demande de dérogation (Conseil d'État, 14 janvier 2024, n°471197)

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Par une décision n°471197 rendue ce 14 janvier 2024, le Conseil d'Etat s'est prononcé sur les conditions à réunir pour que soit identifiée l'obligation pour un porteur de projet de déposer une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées. A la suite de son avis contentieux du 9 décembre 2022, le Conseil d'Etat confirme que les mesures de réduction proposées par le pétitionnaires doivent être prises en compte. Il ne corrige cependant pas le vocabulaire utilisé pour faire état du "risque suffisamment caractérisé". Commentaire. 

I. Rappel des faits

22 décembre 2017 : arrêté par lequel le maire de la commune de X a délivré à la société Y un permis de construire un ensemble commercial d'une surface de plancher de 55 324 m². 

2 novembre 2022 : par un jugement daté de ce jour, le tribunal administratif de Lyon a annulé le refus implicite opposé par la préfète de X à la demande de l'association X de mettre en demeure la société Y de déposer une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées et d'habitats d'espèces protégées, et a enjoint à la préfète de mettre en demeure cette société, dans un délai d'un mois à compter de la notification du jugement, de déposer une telle demande et, dans l'attente, de suspendre les travaux de réalisation du centre commercial projeté jusqu'à l'obtention de la dérogation demandée. 

Il résulte des termes de la décision ici commentée du Conseil d'Etat, que, pour assurer l'exécution de ce jugement du tribunal administratif de Lyon, la préfète de X : 
- d'une part a mis en demeure la société Y de déposer, dans un délai de huit mois, une demande de dérogation aux interdictions mentionnées aux 1°, 2° et 3° de l'article L. 411-1 du code de l'environnement, en application de l'article L. 411-2 du même code
- d'autre part, a suspendu la réalisation des travaux d'aménagement du centre commercial en projet jusqu'à l'obtention de cette dérogation.

25 janvier 2023 : par une ordonnance le président de la 3ème chambre de la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté la demande de cette société tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du 2 novembre 2022 du tribunal administratif de Lyon.

14 janvier 2024 : décision par laquelle le Conseil d'Etat s'est prononcé sur le pourvoi en cassation de la société Y. Il a, 

- d'une part, annulé l'ordonnance du 25 janvier 2023 de la cour administrative d'appel de Lyon

- d'autre part, décidé de surseoir à l'exécution du jugement n° 2101203 du 2 novembre 2022 du tribunal administratif de Lyon, jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'appel formé par la société Y contre ce jugement.

II. Rappel du régime juridique de la "dérogation espèces protégées"

A. Le droit positif

Pour mémoire, le principe d'interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l'article L.411-1 du code de l'environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d'interdiction de destruction sont : les sites d'intérêt géologique, les habitats naturels, les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées, leurs habitats. Il importe de souligner que le terme "destruction" doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, "altération" ou "dégradation".

En droit interne, la possibilité de déroger à ce principe d'interdiction de destruction d'espèces protégées est prévue au 4° de l'article L.411-2 du code de l'environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu'une dérogation - si elle a été demandée - puisse être délivrée par l'administration :

- L'absence de "solution alternative satisfaisante".
- L'absence de nuisance pour le "maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle".

- La justification de la dérogation par l'un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure "c) (...) l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l'environnement".

B. La jurisprudence administrative

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d'Etat, à la demande de la cour administrative d'appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions (cf. notre commentaire de cet avis) d'une part, de déclenchement de l'obligation de dépôt d'une demande de dérogation à l'interdiction d'espèces protégées; d'autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l'obligation de dépôt d'une demande de dérogation.

- S'agissant de la première condition relative à l'espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l'administration doivent vérifier si "des spécimens de l'espèce concernée sont présents dans la zone du projet". Cet examen ne doit porter, ni sur le "nombre de ces spécimens", ni sur leur "état de conservation".
- S'agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d'atteinte à l'état de conservation de l'espèce protégée : l'administration doit prendre en compte l'existence du "risque suffisamment caractérisé" au regard des mesures d'évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des "garanties d'effectivité" et permettre de "diminuer le risque".
- Ces deux conditions sont cumulatives et successives.

Sur les conditions distinctes et cumulatives de délivrance de la dérogation espèces protégées

- Le Conseil d'Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation.
- Le Conseil d'Etat a également précisé que l'administration doit notamment prendre en compte, lors de l'examen de ces trois conditions, des mesures d'évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire.

Par une décision n°449658 rendue le 28 décembre 2022, le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation relatif à la légalité d'une dérogation aux interdictions de destruction d'espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture d'une carrière, a précisé le contenu de la condition de légalité de la dérogation relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées, dans leur aire de répartition naturelle. Ainsi, pour l'analyse de cette condition en particulier, l'administration doit procéder en deux temps :- Dans un premier temps, l'administration doit "déterminer" "(...)l'état de conservation des populations des espèces concernées- Dans un deuxième temps, l'administration doit "déterminer" "les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci."


III. Commentaire

La décisions rendue ce 14 janvier 2024 par le Conseil d'Etat est intéressante en ce qu'elle confirme certains termes de l'avis contentieux du 9 décembre 2022 (cf. notre commentaire) par lequel la Haute juridiction administrative a, notamment, précisé le nombre, la nature et le contenu des conditions de déclenchement de l'obligation de dépôt d'une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées

En premier lieu et pour mémoire, le Conseil d'Etat devait se prononcer sur la régularité de l'ordonnance par laquelle le président de la 3ème chambre de la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté la demande tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du 2 novembre 2022 du tribunal administratif de Lyon.

La présente décision n'équivaut donc pas à une décision juridictionnelle sur le fond. Pour ce faire, il convient d'attendre l'arrêt par lequel la cour administrative d'appel de Lyon se prononcera sur la régularité du jugement du tribunal administratif de Lyon ainsi - éventuellement - que sur la demande de l'association X de mettre en demeure la société Y de déposer une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées et d'habitats d'espèces protégées.

En deuxième lieu, cette décision est toutefois intéressante pour deux motifs, tous deux procédant de la rédaction du point 8 : 

"8. Le moyen soulevé par la société Y à l'encontre du jugement du tribunal administratif de Lyon, tiré de l'erreur de droit commise par ce tribunal en estimant que les mesures de réduction, proposées par la société pétitionnaire pour ramener de moyen à faible l'impact résiduel du projet de centre commercial sur les espèces protégées identifiées dans l'emprise de ce projet, n'avaient pas à être prises en compte pour l'appréciation des atteintes portées à ces espèces et à leurs habitats justifiant le dépôt d'une demande de dérogation sur le fondement de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, paraît, en l'état de l'instruction, de nature à justifier, outre l'annulation de ce jugement, le rejet des conclusions à fin d'annulation qu'il a accueillies. Par suite, il y a lieu d'ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de ce jugement."

En premier lieu, il convient de souligner que le Conseil d'Etat confirme que les mesures de réduction proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte - par le pétitionnaire, puis l'administration puis le juge - pour vérifier si une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées doit être ou non déposée. 

En l'espèce, le jugement litigieux du tribunal administratif de Lyon est daté du 2 novembre 2022, soit une date antérieure à l'avis du 9 décembre 2022 par lequel le Conseil d'Etat a précisé

- d'une part que les mesures d'évitement, de réduction proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte pour vérifier si une demande de dérogation doit être déposée ; 
- d'autre part, que les mesures d'évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte pour vérifier si une dérogation peut être délivrée. 

Il est donc normal que l'avis contentieux du 9 décembre 2022 continue de produire des effets pour organiser une jurisprudence administrative qui était auparavant assez hétérogène.

En deuxième lieu, cette décision surprend car le Conseil d'Etat n'a pas ici pris le temps de corriger le vocabulaire employé par le tribunal administratif de Lyon puis la cour administrative d'appel de Lyon.

Comme cela vient d'être précisé, aux termes de l'avis contentieux du 9 décembre 2022, l'administration doit prendre en compte l'existence du "risque suffisamment caractérisé" au regard des mesures d'évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire avant de lui imposer, le cas échéant, le dépôt d'un demande de dérogation. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des "garanties d'effectivité" et permettre de "diminuer le risque".

Au cas présent, le jugement en cause du tribunal administratif de Lyon fait état de "l'impact résiduel du projet de centre commercial sur les espèces protégées" et non du "risque suffisamment caractérisé". Il nous semble important que le vocabulaire soit stabilisé et qu'une définition du "risque suffisamment caractérisé" soit rapidement présentée par l'Etat. 

Arnaud Gossement

avocat et professeur associé à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne

A lire également : 

Note du 11 décembre 2023 - Dérogation espèces protégées : le "risque suffisamment caractérisé" doit être distingué du "risque négligeable" que présente un projet pour les espèces protégées (Conseil d'État, 6 décembre 2023, n°466696)

Note du 23 octobre 2023 - Dérogation espèces protégées : la mesure de régularisation peut faire l'objet d'un sursis à exécution si elle est de nature à générer un retard ou un surcoût (Conseil d'Etat, 3 octobre 2023, n°474381)

Note du 10 mars 2023 - Dérogation espèces protégées : la production d'énergies renouvelables et le développement des capacités de stockage d'énergie correspondent à l"objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement" (Conseil constitutionnel, 9 mars 2023, loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables, n°2023-848 DC)

Note du 1er janvier 2023 - Dérogation espèces protégées : les suites données par les juridictions administratives à l'avis du Conseil d'Etat du 9 décembre 2022

Note du 29 décembre 2022 - La production d'énergies renouvelables relève d'un "intérêt public supérieur" (Règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables)

Note du 11 décembre 2022 - Dérogation espèces protégées : le Conseil d'Etat précise les conditions et la méthode de demande et d'octroi de la dérogation (Conseil d'Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l'environnement, n°463563)

Note du 31 juillet 2022 - Dérogation espèces protégées : le projet de parc éolien en mer des Iles d'Yeu et de Noirmoutier répond à une "raison impérative d'intérêt public majeur" (Conseil d'Etat, 29 juillet 2022, n°443420)

Note du 10 janvier 2022 - Dérogation espèces protégées : le principe d'interdiction de destruction s'applique aux habitats artificiels et à tout moment (tribunal administratif de Lyon, 9 décembre 2021, n°2001712)

Note du 11 mars 2019 - Espèces protégées et éolien : le contexte énergétique constitue un motif impératif d'intérêt public majeur pouvant justifier une dérogation (cour administrative d'appel de Nantes)

Note du 11 janvier 2018 - Interdiction de destruction d'espèces protégées : le Conseil d'Etat précise les conditions de dérogation

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