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Climat : les enjeux des arrêts à venir de la Cour européenne des droits de l'homme, ce 9 avril 2024, dans les affaires Duarte Agostinho et autres

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Ce mardi 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme rendra ses arrêts sur les trois affaires "Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse" , "Carême c. France"  et "Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres". Dans ces trois affaires, les requérants ont demandé à la cour de juger, principalement sur le fondement des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950, que des Etats européens ont manqué à leur obligation positive de lutte contre le changement climatique. Le point sur les faits, la procédure et les enjeux de ces affaires (crédit photo mrallen - stock.adobe.com)

Par un communiqué de presse du 27 mars 2024, la Cour a annoncé qu'elle rendra, , le 9 avril 2024, ses arrêts dans les affaires "Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (requête n° 53600/20)", "Carême c. France (n° 7189/21)" et "Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres (n°39371/20)"

Introduction

Statut et compétences de la Cour européenne des droits de l'homme. Pour mémoire, la composition, l'organisation et les compétences de la Cour européenne des droits de l'homme sont définies aux articles 19 à 51 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950. La Cour a pour rôle d'assurer le respect des engagements résultant pour les "Hautes Parties contractantes" (Etats) de la Convention et de ses protocoles (article 19). Pour en savoir plus sur le fonctionnement et les compétences de la Cour, il est utile de se reporter à ce document "Questions/Réponses" très intéressant. De manière générale, les documents d'informations publiés par la Cour sont consultables ici sur son site internet

La Cour peut donc se prononcer sur la violation par un Etat partie à la Convention d'une ou plusieurs dispositions de celle-ci ou de ses protocoles. Elle peut également accorder une "satisfaction équitable" au requérant, comme le prévoit l'article 41 de la Convention : "Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou deses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable".

L'article 46 de la Convention dispose que les arrêts rendus par la Cour ont une "force obligatoire" et doivent donc être exécutés par les Etats parties : "1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties". Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe assure l'exécution des arrêts de la Cour (article 46 précité). 

Les enjeux des arrêts à venir. Les enjeux des trois affaires sur lesquelles la Cour européenne des droits de l'homme sont d'ordre procédural et sur le fond.

Il est intéressant de se reporter aux "questions aux parties" que la Cour a pu poser et qui sont accessibles pour l 'affaire "Duarte Agostinho et autres". Sur le fond, la principale question est la suivante : "(...) les faits dénoncés sont-ils de nature à engager la responsabilité des États défendeurs pris individuellement ou collectivement en raison de leurs politiques et règlementations nationales ou, selon le cas, européennes, visant des mesures pour diminuer l'empreinte carbone de leurs économies, y compris du fait des activités menées à l'étranger"

Sur le plan de la procédure, la Cour devra se prononcer sur la recevabilité des trois requêtes qui ont été introduites par une association ou par des personnes physiques. Dans ces trois affaires, la Cour devra vérifier le statut de victime au sens de la Convention des requérants. Dans l'affaire "Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres", la Cour devra confirmer que les requérants pouvaient la saisir sans avoir, préalablement, épuise les voies de recours interne devant les juridictions nationales. Dans cette même affaire, la Cour devra également se prononcer sur le droit pour ces 6 jeunes portugais de dénoncer des violation de la Convention par des Etats dont ils ne sont pas les ressortissants. 

Sur le fond, la Cour a bien entendu déjà jugé l'exercice de certains des droits garantis par la Convention peut être compromis par la dégradation de l'environnement et l'exposition à des risques environnementaux. Il est utile de se reporter à la fiche thématique "Environnement", éditée par la Cour, pour prendre connaissance des grands arrêts rendus par la Cour qui intéressent la protection de l'environnement. A noter : d'autres requêtes que les trois sur lesquelles la Cour statuera le 9 avril 2024 ont trait aux obligations positives des Etats en matière de lutte contre le changement climatique. Certaines requêtes sont "ajournée" - en attente d'être instruites - d'autres ont été d'ores et déjà rejetées comme étant irrecevables. La fiche thématique "changement climatique" fait le point sur toutes ces requêtes. 

L'arrêt "Lopez Ostra c. Espagne" (requête no16798/90), rendu le 9 décembre 1994 est généralement présenté comme le premier par lequel la Cour a fait application de la Convention dans le cadre d'un litige relatif à la protection de l'environnement. Pour l'heure, la Cour européenne des droits de l'homme ne s'est pas explicitement prononcée sur l'obligation positive pour un Etat de lutter contre le changement climatique par application de la Convention européenne des droits de l'homme. D'où l'importance des arrêts qui seront rendus ce 9 avril 2024.

Notons que la Cour suprême des Pays-Bas, aux termes de sa décision "Urgenda" du 20 décembre 2019, a fait application de la Convention européenne des droits de l'homme :

"5.8. In view of the considerations in 5.7.2-5.7.9 above, the Supreme Court finds that Articles 2 and 8 ECHR relating to the risk of climate change should be interpreted in such a way that these provisions oblige the contracting states to do 'their part' to counter that danger. In light both of the facts set out in 4.2-4.7 and of the individual responsibility of the contracting states, this constitutes an interpretation of the positive obligations laid down in those provisions that corresponds to its substance and purport as mentioned in 5.2.1-5.3.3 above. This interpretation is in accordance with the standards set out in 5.4.1-5.4.3 that the ECtHR applies when interpreting the ECHR and that the Supreme Court must also apply when interpreting the ECHR".

La décision précise également : "5.9.1. It follows from the above that, as the Court of Appeal has ruled, the State is obliged on the basis of Articles 2 and 8 ECHR to take appropriate measures against the threat of dangerous climate change, in accordance with its share as referred to in 5.8 above."

Sur la portée des arrêts à venir. Si la Cour européenne des droits de l'homme juge, sur le fondement principalement des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, que les Etats défendeurs sont débiteurs d'une obligation positive de lutte contre le changement climatique, ses arrêts auront une portée importante. Il convient cependant de demeurer particulièrement prudent, tant que le texte de ces arrêts n'est pas disponible, et d'en rester à des hypothèses. 

En premier lieu, par ces arrêts, une des plus importantes juridictions internationales pourrait graver dans le marbre de sa jurisprudence, la réalité scientifique du changement climatique d'origine anthropique. Elle aura également établi un lien fondamental entre les droits de l'homme et la lutte contre ce changement climatique. 

En deuxième lieu, les Etats défendeurs auront l'obligation d'exécuter ces arrêts et, sans doute, de modifier leur droit interne de manière à assurer de manière plus effective cette lutte contre le changement climatique qui suppose de réduire les émissions de gaz à effet de serre mais aussi de s'adapter.  Il est également probable que ces arrêts - sous réserve de leur contenu exact - puisse contribuer à l'accroissement du contentieux dit "climatique" et au nombre des recours déposés.

I. L'affaire "Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse" (requête n° 53600/20)

A. La procédure

Dans cette affaire, une association de droit suisse de lutte contre le changement climatique, dont les membres sont des femmes dont la moyenne d'âge est de 73 ans. Les requérantes se plaignent de problèmes de santé, qui se seraient aggravés au cours de canicules et nuiraient à leurs conditions de vie et à leur état de santé.

Les requérantes ont introduit une requête devant la cour européenne des droits de l'homme, le 26 novembre 2020. Le 26 avril 2022, une chambre de la Cour s'est dessaisie en faveur de la Grande Chambre. L'audience publique s'est tenue le 29 mars 2023.

B. Les demandes des requérantes

Devant la cour européenne des droits de l'homme, ces requérantes ont soutenu que la Suisse a violé son obligation positive de lutter contre le changement climatique, au titre

- de l'article 2 de la Convention (droit à la vie) au motif que l'Etat suisse a manqué à ses obligations de protéger effectivement la vie, ainsi que la violation de l'article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale).

- de l'article 6 de la Convention (droit à un procès équitable) en raison de la violation de leur droit d'accès à un tribunal. Les requérantes soutiennent que les juridictions internes n'ont pas examiné sérieusement leurs prétentions et ont rendu des décisions arbitraires heurtant leurs droits civils.

Les requérantes ont également fait état d'une violation de l'article 13 de la Convention (droit à un recours effectif), en considérant qu'elles n'ont pas eu le droit à un recours effectif leur de pouvoir faire valoir leurs griefs formulés sur le fondement des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

II. L'affaire "Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres" (n° 39371/20)

A. La procédure

Dans cette affaire, sans doute la plus commentée, la requête a été introduite présentée par 6 jeunes ressortissants portugais âgés de 21, 17, 8, 20, 15 et 12 ans. Ils considèrent que les émissions de gaz à effet de serre de 33 Etats membres du Conseil de l'Europe ont contribué au réchauffement climatique et se manifestant, entre autres, par des pics de chaleurs qui impactent leurs conditions de vie et leur santé.

La liste exacte des 33 Etats défendeurs - dont la France - est disponible ici.

Les requérants font valoir que les incendies de forêt que connaît chaque année le Portugal depuis quelques années, notamment depuis 2017, sont le résultat direct de ce réchauffement climatique. Or, ces incendies auraient des conséquences dommageables pour les requérants, notamment des troubles du sommeil, des allergies, des difficultés respiratoires, mais aussi de l'anxiété face aux catastrophes naturelles.

Ils ont introduit la requête devant la Cour européenne des droits de l'homme le 7 septembre 2020. Conformément à l'article 41 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme, celle-ci a décidé d'examiner cette affaire en priorité. L'audience s'est tenue le 27 septembre 2023.

B. Les demandes des requérants

Devant la cour européenne des droits de l'homme, les requérants ont soutenu que les 33 Etats membres poursuivis ont violé leur obligation positive de lutter contre le changement climatique, au titre :

- des articles 2 (droit à la vie) et 8 ((droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention, lus à la lumière des engagements pris dans le cadre de l'Accord de Paris sur le climat de 2015 (COP21).

- de l'article 14 de la Convention (interdiction de discrimination) combiné avec les articles 2 et 8 de la Convention, au motif que le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération.

Ils ont en outre soutenu que les dispositions de la Convention doivent se lire à la lumière de l'article 3 de la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant qui exige que toute décision les concernant soit fondée sur la considération primordiale de l'intérêt supérieur de l'enfant. Ils se fondent également sur le principe de l'équité intergénérationnelle consacré à travers plusieurs textes internationaux notamment la Déclaration de Rio de 1992 sur l'Environnement et le Développement, le Préambule à l'Accord de Paris et la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique de 1992.

III. L'affaire "Carême c. France" (n° 7189/21)

A. La procédure

Dans cette affaire, par une requête en date du 23 janvier 2019, la commune de Grande-Synthe, représentée par son maire en exercice, Monsieur Damien Carême, agissant également en son nom personnel en sa qualité de maire et de citoyen, ont demandé au Conseil d'Etat, par une requête du 23 janvier 2020 d'annuler les décisions implicites de rejet du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de la transition écologique et solidaire, sur leurs demandes tendant (notamment) à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national. 

Les requérants ont demandé au Conseil d'Etat qu'il enjoigne au Premier ministre et aux ministres concernés de prendre ces mesures dans un délai maximum de six mois. 


- déclaré recevable le recours de la commune mais irrecevable le recours de son maire.
- rejeté comme étant irrecevable la demande tendant à ce que l'Etat prenne toutes dispositions d'initiatives législatives afin de "rendre obligatoire la priorité climatique".
- rejeté comme mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à "rendre obligatoire la priorité climatique".
- rejeté comme étant mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique.
- sursis à statuer pendant trois mois sur la demande de la commune tendant "à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national". Le Conseil d'Etat a demandé ainsi aux parties de produire les pièces au soutient de leurs prétentions

S'agissant, précisément, de la recevabilité du recours, le Conseil d'Etat a jugé recevable celui de la commune de Grande-Synthe pour les motifs suivants : 

"(...) la commune de Grande-Synthe, eu égard à son niveau d'exposition aux risques découlant du phénomène de changement climatique et à leur incidence directe et certaine sur sa situation et les intérêts propres dont elle a la charge, justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation des décisions implicites attaquées, la circonstance, invoquée par la ministre à l'appui de sa fin de non-recevoir, que ces effets du changement climatique sont susceptibles d'affecter les intérêts d'un nombre important de communes n'étant pas de nature à remettre en cause cet intérêt."

Le recours de Monsieur Damien Carême a été rejeté comme étant irrecevable par le Conseil d'Etat au motif que celui-ci ne justifiait pas suffisamment d'un intérêt lui donnant qualité à agir : 

"4. En revanche, M. A... qui se borne, d'une part, à soutenir que sa résidence actuelle se trouve dans une zone susceptible d'être soumise à des inondations à l'horizon de 2040, d'autre part, à se prévaloir de sa qualité de citoyen, ne justifie pas d'un tel intérêt."

Monsieur Damien Carême a introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme le 28 janvier 2021. Le 31 mai 2022, une chambre de la Cour européenne des droit de l'homme s'est dessaisie en faveur de la Grande Chambre. L'audience s'est tenue le 29 mars 2023.

2. La demande du requérant

Aux termes du communiqué de la cour daté du 29 mars 2023 et relatif à l'audience du même jour, Monsieur Damien Carême soutient que la carence des autorités à prendre toutes mesures utiles permettant à la France de respecter les niveaux maximums d'émissions de gaz à effet de serre qu'elle s'est elle même fixés constitue une violation
- de l'obligation de garantir le droit à la vie, consacré par l'article 2 de la Convention, - et de garantir le « droit à une vie privée et familiale normale », consacré par l'article 8 de la Convention. 

Aux termes de ce même communiqué : "Le requérant fait en particulier valoir que l'article 2 met à la charge des États l'obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, notamment en matière de risques environnementaux susceptibles de porter atteinte à la vie. S'agissant de l'article 8, il fait valoir qu'en rejetant son recours au motif qu'il n'avait pas d'intérêt à agir, le Conseil d'État a méconnu son "droit à une vie privée et familiale normale".

Il soutient qu'il est directement affecté par l'insuffisance de l'action du gouvernement en matière de lutte contre le changement climatique puisque cette insuffisance augmente les risques que son domicile soit affecté dans les années à venir, en toute hypothèse dès 2030, et qu'elle en trouble d'ores et déjà les conditions d'occupation, notamment en ne lui permettant pas de s'y projeter sereinement. Il ajoute que l'ampleur des risques qui affecteront son domicile dépendra notamment des résultats obtenus par le gouvernement français en matière de lutte contre le changement climatique".

Nous reviendrons sur le sens et la portée des arrêts à venir dés leur publication. 

Arnaud Gossement - avocat gérant et professeur associé à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne

Solène Barré - juriste

cabinet Gossement Avocats


Solène Barré - juriste

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