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Contentieux climatique : questions/réponses sur la décision "Commune de Grande-Synthe" du Conseil d'Etat

Par une décision n°427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat a rejeté deux des trois demandes présentées par la Commune de Grande-Synthe et sursis à statuer sur la troisième tendant à ce que l'Etat prenne toutes les mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Analyse.

Résumé

- Le Conseil d'Etat était saisi, par la commune de Grande-Synthe et son maire, d'un recours tendant à l'annulation de refus du Président de la République et du Gouvernement de prendre des mesures pour réduire plus efficacement les émissions de gaz à effet de serre.

- Le Conseil d'Etat a déclaré recevable le recours de la commune mais irrecevable le recours de son maire.

- Le Conseil d'Etat a rejeté comme étant irrecevable la demande tendant à ce que l'Etat prenne toutes dispositions d'initiatives législatives afin de "rendre obligatoire la priorité climatique".

- Le Conseil d'Etat a rejeté comme mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à "rendre obligatoire la priorité climatique".

- Le Conseil d'Etat a rejeté comme étant mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique.

- Le Conseil d'Etat a sursis à statuer pendant trois mois sur la demande tendant "à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national". Le Conseil d'Etat demande ainsi aux parties de produire les pièces au soutient de leurs prétentions

- Dans les motifs de sa décision, le Conseil d'Etat a rappelé que les dispositions de la convention internationale sur les changements climatiques de 1992 et l'Accord de Paris de 2015 sont dépourvues d'effet direct

- La question de droit posée est donc la suivante : le Gouvernement respecte-t-il la trajectoire définie par le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone?

Commentaire

Il est prématuré de parler de "décision historique" s'agissant d'une décision de sursis à statuer. C'est bien la prochaine décision, qui interviendra après ce supplément d'instruction de trois mois, qui sera à analyser. Pour l'heure, cette décision ne modifie pas la valeur juridique de l'objectif national de réduction des émissions de gaz à effet de serre et ne fixe pas une obligation de résultat à la charge de l'Etat. Il ne faut pas confondre objectif et trajectoire. Pour l'heure, le Conseil d'Etat se borne à demander à l'Etat de justifier les mesures prises pour rester sur la trajectoire qu'il a lui-même défini.

Cette décision n'est toutefois pas dépourvue d'intérêt : l'intérêt à agir de la commune est admis et le constat (points 13 à 15) sur la politique climatique n'est pas nouveau mais intéressant. Reste qu'il ne s'agit que d'un constat, déjà opéré par d'autres institutions comme le Haut conseil pour le climat.

Cette décision pose une question plus fondamentale - qui ne sera pas traitée ici - sur l'intérêt du recours au juge administratif pour contribuer à la réalisation de cet objectif de lutte contre le changement climatique.

I. Quelles étaient les demandes de la commune de Grande-Synthe ?

La Commune de Grande-Synthe, soutenue dans son recours par plusieurs intervenants volontaires, a demandé au Conseil d'Etat, par une requête du 23 janvier 2020 d'annuler les décisions implicites de rejet du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de la transition écologique et solidaire, sur leurs demandes tendant,

1. à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national (demande faisant l'objet d'un sursis à statuer)

2. à ce que soient mises en œuvre des mesures immédiates d'adaptation au changement climatique de la France (demande rejetée)

3. à ce que soient prises toutes dispositions d'initiatives législatives et réglementaires afin de "rendre obligatoire la priorité climatique" et interdire toute mesure susceptible d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre (demande déclarée irrecevable ou rejetée).

Outre ces trois demandes, la commune requérante a demandé que le Conseil d'Etat

  • enjoigne au Premier ministre et aux ministres concernés de prendre les mesures et dispositions susvisées dans un délai maximum de six mois ;
  • transmettre à la Cour de justice de l'Union européenne plusieurs questions préjudicielles portant sur la valeur juridique des objectifs de lutte contre le changement climatique.

Pour l'heure, le Conseil d'Etat n'a fait droit : ni à cette demande d'injonction, ni à cette demande de transmission d'une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne.

II. Pour chacune de ces demandes de la commune de Grande-Synthe, qu'à décidé exactement le Conseil d'Etat ?

1. Sur la demande d'annulation du refus implicite de prendre toute mesure d'initiative législative tendant à "rendre obligatoire la priorité climatique" :

La demande est rejetée comme étant irrecevable car portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. L'article 1er de la décision dispose : "Les conclusions de la requête de la commune de Grande-Synthe et autre dirigées contre le refus implicite de prendre toute mesure d'initiative législative tendant à « rendre obligatoire la priorité climatique » sont rejetées comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître."

Sur ce point (n°2), le Conseil d'Etat rappelle que le juge administratif ne peut pas contraindre le Gouvernement à présenter un projet de loi au Parlement :

"2. La requête présentée par la commune de Grande-Synthe et autre tend en partie à l'annulation des décisions implicites de refus nées du silence gardé par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire sur leurs demandes tendant à ce que soient adoptées, donc soumises au Parlement, toutes dispositions législatives afin de « rendre obligatoire la priorité climatique » et interdire toute mesure susceptible d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, le fait, pour le pouvoir exécutif, de s'abstenir de soumettre un projet de loi au Parlement, touche aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et échappe, par là-même, à la compétence de la juridiction administrative. Par suite, les conclusions de la requête, en tant qu'elles sont dirigées contre les refus implicites de leurs demandes tendant à ce que soient adoptées des dispositions législatives, doivent être rejetées."

2. Sur la demande d'annulation du refus implicite de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique

La demande est rejetée. C'était pourtant une demande importante tant il est vrai qu'il est urgent de prendre des mesures d'adaptation au changement climatique qui est produit déjà des conséquences dramatiques : "18. Si la commune de Grande-Synthe soutient que la décision qu'elle attaque méconnaît les stipulations de l'article 2 de l'accord de Paris cité au point 9, ces stipulations, ainsi qu'il a été dit au point 12, sont dépourvues d'effet direct. Dès lors, leur seule méconnaissance ne peut être utilement invoquée à l'encontre de la décision attaquée."

L'article 4 de la décision du Conseil d'Etat précise : "Les conclusions de la requête de la commune de Grande-Synthe tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à « rendre obligatoire la priorité climatique » et de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique sont rejetées." (nous soulignons)

3. Sur la demande d'annulation du refus implicite de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à "rendre obligatoire la priorité climatique" :

La demande est rejetée. Sur ce point, le Conseil d'Etat juge que la demande de la requérante n'est pas suffisamment étayée : "17. Le moyen tiré de ce que le refus implicite de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à « rendre obligatoire la priorité climatique » serait entaché d'erreur manifeste d'appréciation n'est pas assorti des précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé."

III. Le Conseil d'Etat a-t-il jugé que les objectifs internationaux de lutte contre le changement climatique ont une valeur obligatoire de telle sorte que l'Etat serait tenu par une obligation de résultat pour les atteindre?

Non. Après avoir rappelé que le contenu de ces objectifs en droit international et interne (points 9 à 11 de la décision), le Conseil d'Etat se prononce tout d'abord sur la valeur juridique des objectifs internationaux :

"12. Il résulte de ces stipulations et dispositions que l'Union européenne et la France, signataires de la CCNUCC et de l'accord de Paris, se sont engagées à lutter contre les effets nocifs du changement climatique induit notamment par l'augmentation, au cours de l'ère industrielle, des émissions de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines, en menant des politiques visant à réduire, par étapes successives, le niveau de ces émissions, afin d'assumer, suivant le principe d'une contribution équitable de l'ensemble des Etats parties à l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, leurs responsabilités communes mais différenciées en fonction de leur participation aux émissions acquises et de leurs capacités et moyens à les réduire à l'avenir au regard de leur niveau de développement économique et social. Si les stipulations de la CCNUCC et de l'accord de Paris citées au point 9 requièrent l'intervention d'actes complémentaires pour produire des effets à l'égard des particuliers et sont, par suite, dépourvues d'effet direct, elles doivent néanmoins être prises en considération dans l'interprétation des dispositions de droit national, notamment celles citées au point 11, qui, se référant aux objectifs qu'elles fixent, ont précisément pour objet de les mettre en œuvre." (nous soulignons)

Pour le Conseil d'Etat, les objectifs de lutte contre le changement définis en droit international (convention climat de 1992 et accord de Paris) sont "dépourvus d'effet direct".

Ce qui signifie très concrètement qu'ils ne sont pas directement invocables devant le juge national au soutien d'un recours. Leur seul effet - assez réduit - est le suivant : il faut interpréter les dispositions de droit national en "prenant en considération" ces objectifs internationaux et européens. En d'autres termes, le Conseil d'Etat applique une jurisprudence constante depuis 2006 : une personne privée ne peut opposer à l'Etat ces objectifs au soutien d'un recours devant le juge administratif.

Le point 18 de la décision le confirme : les stipulations de l'Accord de Paris sont "dépourvues d'effet direct" :

"18. Si la commune de Grande-Synthe soutient que la décision qu'elle attaque méconnaît les stipulations de l'article 2 de l'accord de Paris cité au point 9, ces stipulations, ainsi qu'il a été dit au point 12, sont dépourvues d'effet direct. Dès lors, leur seule méconnaissance ne peut être utilement invoquée à l'encontre de la décision attaquée"

Cette décision du Conseil d'Etat est ici strictement conforme à sa jurisprudence.

IV. Le Conseil d'Etat a-t-il imposé à l'Etat une obligation de résultat quant au respect de l'objectif national de réduction des émission de gaz à serre tel que défini à l'article L.100-4 du code de l'énergie?

Non. Il convient ici de distinguer trajectoire et objectif

- le Conseil d'Etat n'a pas apporté de précision nouvelle quant à la valeur juridique de l'objectif national de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

- Il souhaite cependant savoir si le Gouvernement applique le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone et ce qu'il fait pour suivre la trajectoire que ce décret établit.

S'agissant de l'objectif national de lutte contre le changement climatique (article L.100-4 du code de l'énergie), le Conseil d'Etat commence par le présenter, sans toutefois se prononcer sur leur valeur juridique :

"13. A cet égard, l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 fixé à l'article L. 100-4 du code de l'énergie, qui mentionne désormais expressément la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques ainsi que l'accord de Paris, a pour objet d'assurer, pour ce qui concerne la France, la mise en œuvre effective des principes posés par cette convention et cet accord. A cet égard, afin d'atteindre effectivement cet objectif de réduction, les dispositions de l'article L. 222-1-A du code de l'environnement confient à un décret le soin de fixer un plafond national des émissions de gaz à effet de serre pour la période 2015-2018 puis pour chaque période consécutive de cinq ans. Dans ce cadre, l'article 2 du décret du 18 novembre 2015 cité au point 11 a fixé pour la période 2015-2018, correspondant au premier budget carbone et à la seule période achevée au jour de la présente décision, une valeur limite de 442 Mt de CO2eq par an"

Le Conseil d'Etat estime ne pas disposer de suffisamment d'informations pour pouvoir statuer sur la demande de la commune. Il ordonne alors un supplément d'instruction en ces termes :

"16. Par suite, il ne peut être statué sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national en l'état du dossier, ce dernier ne faisant notamment pas ressortir les éléments et motifs permettant d'établir la compatibilité du refus opposé avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020 permettant d'atteindre l'objectif de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites par la France fixé par l'article L. 100-4 du code de l'énergie et par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018. Il y a donc lieu d'ordonner un supplément d'instruction tendant à la production de ces éléments."

Ce point 16 appelle les observations suivantes :

- La question posée par le Conseil d'Etat est la suivante : le refus du gouvernement de prendre de nouvelle mesures est il compatible "avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020" ? (trajectoire décrite au point 15 de la décision)

- le Conseil d'Etat n'entend pas contrôler le refus du Gouvernement avec l'objectif lui-même mais avec la trajectoire que le Gouvernement a lui même défini

- Le Conseil d'Etat se borne à contrôler le respect du décret du 21 avril 2020 par le Gouvernement : il ne créé aucun nouveau principe et ne modifie pas la valeur juridique d'un quelconque objectif

IV. Le Conseil d'Etat a-t-il demandé à l'Etat uniquement de produire des pièces dans un délai de trois mois ?

Non. D'une part, le Conseil d'Etat n'a pas pris une mesure d'injonction mais ordonné un supplément d'instruction de manière à compléter le dossier dont il dispose. Cette demande s'adresse à toutes les parties.

V. Le Conseil d'Etat était-il saisi pour la première de la question du respect par l'Etat des objectifs de lutte contre le changement climatique ?

Non. Depuis 2006, le Conseil d'Etat a été saisi à de nombreuses reprises, généralement par des associations de défense de l'environnement, de recours tendant à ce qu'il contrôle la légalité de décisions administratives au regard des objectifs de lutte contre le changement climatique. En cela, la décision rendue ce 19 novembre 2020 ne présente pas un caractère "historique".

A titre d'exemple : l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 4 décembre 2017 sur le recours tendant à l'annulation du refus d'abrogation du décret du 16 juillet 2018 déclarant déclarant d'utilité publique les travaux de construction de l'autoroute A 45 entre Saint-Etienne et Lyon :

"5. Considérant que les stipulations du paragraphe 1 de l'article 4 de l'accord de Paris adopté le 12 décembre 2015, signé par la France à New-York le 22 avril 2016, énoncent que les Etats parties à cet accord " cherchent à parvenir ", en vue d'atteindre l'objectif de température à long terme contenant l'élévation de la température moyenne de la planète, " au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais (...) et à opérer des réductions rapidement par la suite (...) " ; que ces stipulations, par elles-mêmes, n'ont pas pour portée de faire obstacle à la réalisation du projet litigieux"

VI. Quel est l'intérêt de cette décision du Conseil d'Etat ?

Cette décision présente bien entendu plusieurs intérêt.

En premier lieu, la reconnaissance de l'intérêt à agir de la commune est intéressant. Le rejet de la demande formée par son maire est cependant moins heureuse.

En deuxième lieu, cette décision - et c'est sans doute son principal intérêt - comporte un constat intéressant sur la politique climatique de la France aux points points 13 à 15. Reste à savoir si une décision de justice au seul motif qu'elle comporte un constant intéressant. D'autres institutions comme le Haut conseil pour le climat ont déjà souligné que l'Etat ne prend pas toutes les mesures utiles pour atteindre l'objectif précité de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

En troisième lieu, cette décision aura peut-être pour effet d'accélérer la présentation du projet de loi reprenant les recommandations de la convention citoyenne pour le climat.

Arnaud Gossement

Avocat associé - professeur à l'université Paris I

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