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Climat : le Rapporteur public propose au Conseil d'Etat d'enjoindre à l'Etat de prendre "toute mesure utile" dans un délai de neuf mois (Affaire commune de Grande-Synthe)

Lors de l'audience publique qui s'est tenue ce 11 juin 2021 au Conseil d'Etat, le Rapporteur public a proposé à la formation de jugement d'enjoindre à l'Etat de prendre "toute mesure utile" dans un délai de neuf mois pour "infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national".

I. Résumé

1. Par un recours enregistré le 23 janvier 2019, la Commune de Grande-Synthe et son maire ont - notamment - demandé au Conseil d'Etat d'annuler le refus du Président de la République et du Gouvernement de prendre des mesures pour réduire plus efficacement les émissions de gaz à effet de serre.

2. Par une décision n°427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat a rejeté plusieurs demandes de la Commune de Grande-Synthe mais a sursis à statuer sur la demande "tendant à l'annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national". (cf. notre "questions/réponses" sur cette décision).

3. Lors de l'audience publique de ce 11 juin 2021, le Rapporteur public (juge chargé de proposer une solution à la formation de jugement) a proposé au Conseil d'Etat d'enjoindre à l'Etat :

  • d'annuler le refus implicite attaqué ;
  • d'enjoindre au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 110-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 dans le délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision.

4. A noter : le Rapporteur public n'a pas proposé pas au Conseil d'Etat de prononcer une astreinte à la charge de l'Etat dans l'hypothèse où ce dernier ne prendrait pas "tout mesure utile" dans le délai de neuf mois.

5. Il convient désormais d'attendre la décision du Conseil d'Etat sur le fond, laquelle est attendue pour le mois de juillet 2021

II. Commentaire général

A. (Verre à moitié plein) Les conclusions qui ont été prononcées par le Rapporteur public, si elles sont suivies par le Conseil d'Etat augurent d'une décision importante. Il convient cependant de demeurer très prudent car le Conseil d'Etat n'est bien sûr pas tenu de suivre son Rapporteur public.

  • le Conseil d'Etat pourrait, non pas donner un "effet direct" aux objectifs internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre mais leur conférer définitivement, à la suite de sa décision du 19 novembre 2020, une "portée interprétative" du droit interprétative, selon la formule très juste de Charlotte Collin (cf. article publié par Dalloz).
  • le Conseil d'Etat pourrait graver dans le marbre de sa décision le fait que l'Etat, ses dernières années, n'a pas pris de mesures suffisantes pour respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu'il s'est pourtant lui-même fixé ;
  • le Conseil d'Etat pourrait enjoindre l'Etat de prendre "toute mesure utile" pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Ce qui permet de relancer le débat public sur, précisément, le contenu des mesures supplémentaires à prendre. Ce qui permet surtout de mettre à la charge de l'Etat la preuve du caractère utile des mesures à prendre.

B. (Verre à moitié vide) Ces conclusions démontrent cependant les limites du recours au Juge administratif :

1. Le temps long de la procédure devant le juge administratif ne correspond pas nécessairement au temps de l'urgence climatique.

Alors que le recours de la Commune de Grande-Synthe a été enregistré le 23 janvier 2019, le Rapporteur public propose en juin 2021 de donner 9 mois à l'Etat pour prendre "toute mesure utile". La décision du Conseil d'Etat étant attendue pour le mois de juillet 2021, il faudra sans doute attendre le mois d'avril 2022 pour savoir si l'Etat a pris les "mesures utiles" que le Conseil d'Etat lui aura enjoint de prendre en juillet 2021. Et la procédure ne s'arrêtera sans doute pas là. Si ces "mesures utiles" sont jugées insuffisantes, le Conseil d'Etat pourra prononcer une astreinte puis liquider l'astreinte, ce qui prendra encore plusieurs mois. En définitive, la durée totale de ce contentieux devrait être de 3 à 4 années (2019/2022 ou 2019/2023).

2. La décision à venir du Conseil d'Etat revient aussi, après un supplément d'instruction de 7 mois, à donner 9 mois de plus au Gouvernement pour prendre les mesures qu'appelle l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030.

Or, l'échéance de cet objectif se rapproche. Dans 9 mois, il appartiendra au Juge administratif de se prononcer sur le caractère utile ou non des mesures prises par l'Etat. Si, dans 9 mois, ces mesures sont jugées insuffisantes, une nouvelle procédure sera engagée pour permettre au juge, éventuellement, de prononcer une astreinte. Plusieurs mois supplémentaires de procédure sont donc à prévoir pour un contentieux qui ne devrait pas s'achever avant la fin de l'année 2022.

3. Qu'est ce qu'une "mesure utile" ?

Cette question est fondamentale et il convient d'attendre la décision sur le fond du Conseil d'Etat pour l'étudier tout à fait.

Certes, le juge administratif a déjà enjoint l'Etat à plusieurs reprises, de prendre des "mesures utiles". Il existe au demeurant une procédure de référé spécialement consacrée à cet enjeu des "mesures utiles". Mais il est sans doute plus délicat pour le juge administratif d'encadrer puis de juger les "mesures utiles" qui seront prises par le Gouvernement en matière climatique.

Le rapprochement du "contentieux climatique" avec le "contentieux de la pollution de l'air est ici intéressant. Par une décision n°394254 du 12 juillet 2017, le Conseil d'Etat a prononcé l'injonction suivante :

"Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de l'environnement de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en oeuvre, pour chacune des zones énumérées au point 9 des motifs de la présente décision, un plan relatif à la qualité de l'air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d'azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l'article R. 221-1 du code de l'environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018."

L'injonction est donc précise : l'Etat doit élaborer des documents dûment identifiés (plans de protection de l'atmosphère) pour des zones bien localisées par le juge. Par une décision du 10 juillet 2020, le Conseil d'Etat a pu juger que cette injonction n'avait pas été entièrement exécutée, d'une part en raison des données chiffrées disponibles sur le non respect des seuils de qualité de l'air dans plusieurs zones, d'autre part en raison de l'insuffisance des justifications produites par l'Etat.

Il conviendra, le cas échéant, d'étudier attentivement la manière dont le Conseil d'Etat définira les critères d'appréciation des mesures utiles à prendre à la suite du recours de la commune de Grande-Synthe. Pour l'heure, seul un critère est connu car proposé par le Rapporteur public : ces mesures utiles devront être "compatibles" avec la "courbe" de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

En toute hypothèse, le traitement de cette question sera complexe. A titre d'exemple, comme l'a d'aileurs souligné le Rapporteur public, l'Etat n'est pas le seul responsable des mesures à prendre : l'Union européenne ou les collectivités territoriales ont également une compétence à exercer, dans leurs domaines de compétence respectifs

4. L'injonction de prendre "toute mesure utile" dont le "seul" critère d'appréciation est la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre comporte le risque du "carbocentrisme" : celui de ne plus penser ensemble les enjeux du climat et de la biodiversité.

Alors que 50 experts du climat et de la biodiversité viennent de publier un rapport qui appelle à ne plus penser séparément les enjeux du climat et de la biodiversité, l'injonction faite au Gouvernement de prendre "toute mesure utile" pour la seule question du changement climatique peut contribuer à cette fragmentation de l'environnement - qui ne serait plus pensé comme un tout - et de son droit. Car une mesure utile pour le climat ne l'est pas nécessairement pour la biodiversité. Le risque du "carbocentrisme" doit donc être prévenu. D'une certaine manière, il aurait été sans doute préférable que le Gouvernement soit enjoint à prendre "toute mesure utile pour l'environnement" et non pas uniquement pour le climat, l'environnement étant alors pensé comme un tout.

5. L'injonction faite au Gouvernement comporte le risque d'oublier les émissions importées de gaz à effet de serre.

Selon le sens des conclusions mis en ligne : le Rapporteur public a en effet proposé de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 110-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 dans le délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision.

Le Conseil d'Etat, s'il suit son Rapporteur public, pourrait ne pas exiger du Gouvernement qu'il tienne compte des émissions importées de gaz à effet de serre (déforestation importée par exemple). Ce qui serait éminemment problématique.

6. Il conviendra de rester attentif à la manière dont la décision à venir du Conseil d'Etat traite la question de l'avenir du décret n°2020-456 du 21 avril 2020 relatif à la programmation pluriannuelle de l'énergie

Ce point est crucial. Ce décret a été très critiqué pour avoir modifié la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France. En ce sens, la décision du 19 novembre 2020 du Conseil d'Etat précise : "Toutefois, les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2ème budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l'essentiel de l'effort après 2020, selon une trajectoire qui n'a jamais été atteinte jusqu'ici." (nous soulignons).

Toutefois, ce décret est toujours en vigueur et continue de fixer la trajectoire de référence pour atteindre l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet fixé dans le code de l'énergie.

7. Comment le juge administratif contrôlera-t-il le caractère "utile" des mesures qui seront prises par l'Etat ? Si le Conseil d'Etat suit sont Rapporteur public, il sera nécessairement appelé, dans neuf mois, à juger du caractère utile des mesures prises. Première difficulté : le juge administratif n'est pas un scientifique. Deuxième difficulté : le caractère utile de ces mesures ne sera apprécié qu'à partir du seul critère des émissions de gaz à effet de serre. Or, comme cela vient d'être évoqué, une mesure utile pour le climat ne l'est pas nécessairement pour la nature. Et le droit de l'environnement impose encore d'étudier l'environnement comme un tout indivisible. Il est donc possible que le Conseil d'Etat s'en tienne à un devoir de justification de la part de l'Etat sur qui pèsera la charge de la preuve du caractère utile des mesures à prendre.

8. Il conviendra de rester attentif à la portée concrète c'est à dire à la manière dont l'Etat recevra cette injonction.

Il n'est pas exclu que la réaction du Gouvernement soit de se prévaloir du vote de la loi "Climat et résilience". Il sera alors nécessaire de savoir comment évaluer, avant même qu'elle ne soit appliquée, comment cette loi peut avoir pour effet le respect de la trajectoire précitée.

III. Commentaire détaillé

A. Précisions liminaires

Pour bien comprendre le sens et la portée des conclusions du Rapporteur public, il convient, au préalable, de formuler les précisions suivantes :

1. Il convient de distinguer les deux recours formés par la Commune de Grande-Synthe devant le Conseil d'Etat

Par un recours - ici commenté - du 23 janvier 2019, la Commune de Grande-Synthe et son maire ont demandé au Conseil d'Etat d'annuler plusieurs décisions de refus de prendre des mesures pour réduire plus efficacement les émissions de gaz à effet de serre.

  • Ce recours a fait l'objet d'une décision de sursis à statuer et de supplément d'instruction du Conseil d'Etat, du 19 novembre 2020
  • Ce recours a été inscrit au rôle de l'audience publique du Conseil d'Etat du 11 juin 2021.

Par un recours enregistré le 19 février 2019, la commune de Grande-Synthe et son maire ont demandé au Conseil d'Etat d'annuler le plan national d'adaptation au changement climatique présenté par le ministre de la transition écologique et solidaire le 20 décembre 2018 et d'enjoindre à ce ministre de produire un nouveau plan dans un délai de six mois.

2. Il convient de distinguer le recours formé devant le Conseil d'Etat par la Commune de Grande-Synthe de celui formé par les associations de l'Affaire du siècle devant le tribunal administratif de Paris

  • Le recours de la Commune de Grande-Synthe devant le Conseil d'Etat est
  • Le recours des associations de l'"Affaire du siècle"

3. Il convient de distinguer le recours "climatique" de la Commune de Grande-Synthe du recours "pollution de l'air" formé par l'association "Les Amis de la Terre", également devant le Conseil d'Etat

  • Par une décision du 10 juillet 2020, le Conseil d'Etat, après avoir constaté la carence de l'Etat à respecter le droit relatif à la prévention de la pollution de l'air, a enjoint ce dernier à agir dans un délai de six mois, prononcé une astreinte de 10 millions d'euros par semestre de retard et précisé les règles de liquidation de ladite astreinte.

4. Enfin, il convient de rappeler que le Rapporteur public est un juge indépendant chargé de proposer une solution à la formation de jugement qui, elle, devra statuer sur les demandes présentées par les requérants en rédigeant une décision de justice.

B. Rappel de la procédure passée

1. Le Conseil d'Etat a été saisi, par la commune de Grande-Synthe et son maire, d'un recours tendant à l'annulation de plusieurs refus du Président de la République et du Gouvernement de prendre des mesures pour réduire plus efficacement les émissions de gaz à effet de serre. La question de droit posée est la suivante : le Gouvernement respecte-t-il la trajectoire définie par le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone?

2. Par une décision n°427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat a :

  • déclaré recevable le recours de la commune mais irrecevable le recours de son maire.
  • rejeté comme étant irrecevable la demande tendant à ce que l'Etat prenne toutes dispositions d'initiatives législatives afin de "rendre obligatoire la priorité climatique".
  • rejeté comme mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à "rendre obligatoire la priorité climatique".
  • rejeté comme étant mal fondée la demande d'annulation du refus implicite de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique.
  • sursis à statuer pendant trois mois sur la demande tendant "à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national". Le Conseil d'Etat demande ainsi aux parties de produire les pièces au soutien de leurs prétentions
  • ordonné un supplément d'instruction de trois mois

Très précisément, la décision de sursis à statuer est ainsi motivée au point 16 de la décision du 19 novembre 2020 du Conseil d'Etat :

"16. Par suite, il ne peut être statué sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national en l'état du dossier, ce dernier ne faisant notamment pas ressortir les éléments et motifs permettant d'établir la compatibilité du refus opposé avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020 permettant d'atteindre l'objectif de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites par la France fixé par l'article L. 100-4 du code de l'énergie et par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018. Il y a donc lieu d'ordonner un supplément d'instruction tendant à la production de ces éléments."

C. Les prochaines étapes

Le Conseil d'Etat devrait rendre son arrêt sur le recours formé par la commune de Grande-Synthe en juillet 2021.

S'il suit les conclusions de son Rapporteur public,

  • il conviendra de rester attentif à la manière dont la Haute juridiction encadrera ou non le travail d'élaboration des "mesures utiles que l'Etat sera enjoint de prendre
  • neuf mois après la notification de cet arrêt, le Conseil d'Etat pourra être amené à contrôler le caractère utile des mesures prises ;
  • Si les mesures prises ne sont pas - en tout ou partie - jugées "utiles" : une procédure d'astreinte pourra être engagée.

En outre, il conviendra de savoir de quelle manière le tribunal administratif de Paris, saisi du recours des associations de "l'affaire du siècle" reçoit cette décision du Conseil d'Etat.

Arnaud Gossement

avocat - docteur en droit

professeur associé à l'Université Paris I


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