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Affaire du siècle (climat - responsabilité de l'Etat) : ce qu’il faut savoir avant de lire le jugement du tribunal administratif de Paris

Saisi par quatre organisations de protection de l'environnement, le tribunal administratif de Paris doit rendre prochainement un jugement sur la responsabilité pour faute de l'Etat dans la lutte contre le changement climatique. Faute, préjudice moral, préjudice écologique … la présente note fait le point sur les principaux éléments à connaître avant de lire et de commenter ce jugement.

Sommaire

I. Sur la procédure devant le tribunal administratif de Paris

Qui a saisi le tribunal administratif de Paris ?

Qu'est-ce que les associations requérantes ont demandé au tribunal administratif de Paris ?

Comment le juge administratif va-t-il analyser les demandes des organisations requérantes ?

Quelles ont été les principales étapes de la procédure d'instruction de ces recours devant le tribunal administratif de Paris ?

III. Sur la responsabilité de l'Etat

Est-ce la première fois que le juge administratif se prononce sur la question de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ?

A. Sur la reconnaissance de la faute commise par l'Etat

Le juge administratif a-t-il déjà conféré une « valeur juridique contraignante » aux objectifs de lutte contre le changement climatique ? Le juge administratif impose-t-il au Gouvernement de respecter ces objectifs ? Lesquels ?

B. Sur la réparation du préjudice moral

Qu'est ce que le préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

Le juge administratif s'est-il déjà prononcé sur une demande de réparation du préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

A quelle hauteur le juge administratif a-t-il déjà décidé de réparer le préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

C. Sur la réparation du préjudice écologique

Qu'est-ce que le « préjudice écologique » ?

Le juge administratif a-t-il déjà statué, par le passé, sur une demande de réparation du préjudice écologique pourtant inscrit dans le code civil ?

I. Sur la procédure devant le tribunal administratif de Paris

Qui a saisi le tribunal administratif de Paris ?

Le tribunal administratif de Paris a été saisi, le 14 mars 2019, de quatre requêtes présentées par les organisations suivantes : Notre Affaire à Tous, OXFAM, Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l'Homme (FNH), Greenpeace France. Le tribunal administratif de Paris a également été saisi d'interventions volontaires en demande présentées par les quatre organisations suivantes : Fédération Nationale d'Agriculture Biologique, Fondation Abbé Pierre, France Nature Environnement, Anper-Tos. L'intervention volontaire a pour objet de soutenir les arguments (moyens) et demandes présentées par un requérant. En face, l'Etat représentée par la ministre de la transition écologique a produit un mémoire en défense sur ces recours.

Qu'est-ce que les organisations requérantes ont demandé au tribunal administratif de Paris ?

Pour bien analyser le sens et la portée du jugement que le tribunal administratif de Paris va rendre, il faut rappeler quelles sont les demandes qui ont été présentées à ce juge par les quatre organisations. Ces organisations ont - chacune et par requêtes distinctes - demandé au tribunal administratif de Paris :

  1. de condamner l'État à leur verser la somme d'un euro en réparation du préjudice moral qu'elles estiment avoir subi à raison de ce qu'elles qualifient de carences de l'Etat en matière de lutte contre le changement climatique ;
  2. de condamner l'État à leur verser la somme d'un euro en réparation d'un préjudice écologique ;
    d'enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de mettre un terme à l'ensemble des manquements de l'État à ses obligations en matière de lutte contre le changement climatique ou d'en pallier les effets, de faire cesser le préjudice écologique, de prendre les mesures nécessaires aux fins de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l'atmosphère (..) ;
  3. de mettre à la charge de l'État une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Comment le juge administratif va-t-il analyser les demandes des organisations requérantes ?

L'analyse d'une requête ou d'une intervention par le juge administratif comporte deux grandes étapes.

En premier lieu, le juge administratif analyse la recevabilité, d'une part des requêtes des associations produites devant lui, d'autre part des interventions formées au soutien des ces requêtes par d'autres organisations. Ce n'est que si une requête est recevable que le juge administratif pourra statuer sur les demandes qu'elle comporte. Pour être recevable, la requête doit être – principalement - introduite dans le délai légal de recours par une personne ayant intérêt donnant qualité à agir contre la décision administrative dont elle demande l'annulation.

En deuxième lieu, si les requêtes sont déclarées recevables, le juge administratif vérifier le bien -fondé des demandes qui lui sont présentées. Ce faisant il convient de distinguer deux catégories de recours (« contentieux ») :

  • Le contentieux de la légalité : le juge administratif est ici appelé à se prononcer sur la légalité d'une décision administrative, réglementaire ou individuelle. L'affaire « commune de Grande-Synthe c. Etat » qui a fait l'objet d'une première décision du Conseil d'Etat ce 19 novembre 2020 relève du contentieux de la légalité.
  • Le contentieux de la responsabilité : le recours déposé par les associations de « l'affaire du siècle » relève de ce contentieux. Le juge administratif est ici appelé à se prononcer sur la responsabilité – ici pour faute – de l'Etat. Très précisément, le juge administratif doit se prononcer sur la légalité de la décision par laquelle l'Etat a rejeté la « demande préalable indemnitaire » que les associations ont présenté au Gouvernement pour lui demander, d'une part de réparer les préjudices écologique et moral consécutifs à son inaction, d'autre part et pour l'avenir de prendre toutes mesures utiles de nature à faire cesser l'aggravation de ces préjudices.

Ici aussi, le raisonnement du juge administratif comporte deux temps.

Dans un premier temps, pour savoir si l'Etat est ou non responsable comme le soutiennent les associations requérantes, le juge administratif devait vérifier si les trois éléments suivants sont réunis :

  • Un fait générateur de responsabilité : ici, le juge administratif devra vérifier si l'Etat a ou non commis une faute. Plus précisément encore, le fait générateur de responsabilité de l'Etat pourrait être une « carence fautive ». La faute est alors constituée par un défaut illégal de décision davantage encore que par une décision illégale.
  • Un préjudice réparable. Les associations ont demandé réparation, pour un euro symbolique, de deux catégories de préjudices : le préjudice moral, le préjudice écologique.
    Un lien de causalité entre cette faute et ces préjudices.

Dans un deuxième temps, si les éléments de la responsabilité de l'Etat sont réunis, le juge administratif doit se prononcer

  • Pour le passé : sur les mesures de réparation du préjudice dont l'existence est confirmée
  • Pour le futur : sur les mesures de nature à mettre un terme, pour l'avenir, à la l'aggravation de ce préjudice.

Quelles ont été les principales étapes de la procédure d'instruction de ces recours devant le tribunal administratif de Paris ?

Les principales étapes de la procédure d'instruction des recours des quatre organisations de l'affaire du siècle devant le tribunal administratif de Paris ont été les suivantes :

  • 17 décembre 2018 : les organisations requérantes ont adressé une « demande préalable indemnitaire au Gouvernement»
  • 15 février 2019 : le Gouvernement a rejeté cette demande préalable indemnitaire
  • 14 mars 2019 : les quatre organisations ont déposé un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris (requête sommaire). D'autres organisations ont par la suite formé une intervention volontaire au soutien des demandes des organisations requérantes
  • 20 mai 2019 : les associations produisent un mémoire complémentaire
  • 23 juin 2020 : mémoire en défense du Ministère de la transition écologique et solidaire
  • 3 septembre 2020 : les associations produisent un mémoire en réplique
  • 14 janvier 2021 : lors de l'audience devant le tribunal administratif de Paris, Madame la rapporteure publique a proposé à la formation de jugement de faire partiellement droit aux demandes des associations.

III. Sur la responsabilité de l'Etat

Est-ce la première fois que le juge administratif se prononce sur la question de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ?

Non mais. Ce n'est pas la première fois que le juge administratif se prononce sur la question du changement climatique et de la réduction des émissions. C'est toutefois la première fois qu'il se prononce sur un recours tendant à ce que soit reconnue la responsabilité de l'Etat dans l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit donc d'une première. Il est cependant délicat de parler de jugement « historique » dès l'instant où l'Etat est uniquement condamné à réparer le seul préjudice moral des associations requérantes à hauteur d'un euro symbolique. Il s'agit donc d'un jugement qui est surtout symbolique.

Depuis 2006 (cf. Conseil d'Etat, 10 novembre 2006, n°275013 - recours contre la déclaration travaux d'aménagement de la chute du Rizzanèse en Corse-du-Sud), le juge administratif a évoqué ou s'est prononcé à plusieurs reprises sur la question de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi que cela a été rappelé plus haut, il s'est plusieurs fois prononcé sur la valeur juridique et la portée des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Statuant sur un recours dirigé contre la déclaration d'utilité publique de travaux d'aménagement à 2 × 2 voies d'une route nationale (RN 154), il a également vérifié, au titre de la légalité externe de la décision soumis à son contrôle, si l'étude d'impact du projet comportait bien un volet consacré aux émissions de gaz à effet de serre « (…) il ressort des pièces du dossier que l'étude d'impact étudie de façon suffisamment précise les impacts du projet, notamment sur les émissions de gaz à effet de serre et sur la qualité de l'air, sur les nuisances sonores et sur la sécurité routière. Sur ce dernier point, elle analyse les effets du projet sur l'organisation des déplacements et sur les infrastructures de transport, puis ses effets sur la sécurité des usagers et les mesures envisagées. » (cf. Conseil d'Etat, 10 juillet 2019, n°423751)

Est-ce la première fois que le juge se prononce sur la responsabilité environnementale de l'Etat ?

Non. S'il ne s'est encore jamais prononcé sur la responsabilité de l'Etat en matière de lutte contre le changement climatique en particulier, le juge administratif s'est déjà prononcé à plusieurs reprises sur la responsabilité de l'Etat à la suite d'atteintes à l'environnement en général. On citera notamment les décisions suivantes :

- Cour de justice de l'Union européenne, 9 jullet 2020, Naturschutzbund Deutschland – Landesverband Schleswig-Holstein eV contre Kreis Nordfriesland, affaire C 297/19 : les personnes morales de droit public peuvent être responsables des dommages environnementaux pour des activités menées dans l'intérêt public comme l'exploitation d'une station de pompage pour drainer des surfaces agricoles.

- Cour Administrative d'Appel de Nantes, 22 mars 2013, n°12NT00342 (responsabilité de l'Etat en raison de la pollutiona aux algues vertes – plusieurs décisions)

- Cour administrative d'appel de Bordeaux, 24 janvier 2013, n°10BX02881 (responsabilité de l'Etat en raison de sa carence fautive ayant contribué à la catastrophe AZF) « 8. Considérant que l'existence même de ces modes irréguliers de stockage de produits dangereux dans le bâtiment 221, pour des quantités importantes et sur une longue durée, que traduisent l'encroûtement des produits répandus sur le sol et la détérioration de celui-ci, révèle une carence des services de l'Etat dans leur mission de contrôle de cette installation classée ; que, si le ministre se prévaut des onze visites d'inspection qui ont eu lieu sur le site du 1er mars 1995 au 17 mai 2001, les rapports d'inspection versés aux débats ne donnent pas à penser que le bâtiment où s'est produite l'explosion aurait été visité et ses modes réels d'exploitation contrôlés ; que n'en apporte pas la preuve contraire la circonstance que la dernière visite d'inspection du 17 mai 2001, consacrée à " l'examen du système de gestion de la sécurité mis en place au sein de " l'" usine dans le cadre de l'application de la directive Seveso II " ait donné lieu à un compte-rendu du 13 juin suivant notant l'engagement de la société de réaliser " fin juillet 2001 " l'étude générale de dangers du site que l'arrêté du 18 octobre 2000 lui imposait de transmettre avant le 3 février 2001, et de réaliser " fin 2001 " une étude de danger propre à la fabrication et au stockage " des ammonitrates et autres engrais " que l'arrêté précité lui imposait déjà de transmettre en 2001, alors surtout que l'étude de danger relative à ces produits réalisée auparavant par l'entreprise, ancienne et partielle, était insuffisante ; que ces carences des services de l'Etat, qui, malgré les pouvoirs que leur confèrent les textes cités au point 3, n'ont pas détecté ou se sont abstenus de sanctionner des défaillances visibles et prolongées de l'exploitant du site, source de risques majeurs dans une zone de forte densité urbaine, sont fautives ; qu'elles sont de nature à entraîner la responsabilité de l'Etat ; »

A. Sur la reconnaissance de la faute commise par l'Etat

Le tribunal administratif de Paris doit se prononcer sur l'existence et le contenu de la faute de l'Etat. La question principale sera de savoir si l'Etat est responsable à raison d'une « carence fautive » pour n'avoir pas pris les mesures permettant d'atteindre les objectifs chiffrés qu'il s'est lui-même fixé pour réaliser l'objectif de lutte contre le changement climatique.

Le juge administratif a-t-il déjà conféré une « valeur juridique contraignante » aux objectifs de lutte contre le changement climatique ? Le juge administratif impose-t-il au Gouvernement de respecter ces objectifs ? Lesquels ?

L'objectif de lutte contre le changement climatique est inscrit dans plusieurs formes et selon des rédactions différentes. Il peut au demeurant s'agir d'un objectif ou d'un « engagement » pour réaliser un objectif, celui de développement durable. C'est ainsi que l'article L.110-1 du code de l'environnement dispose : « III. - L'objectif de développement durable, tel qu'indiqué au II est recherché, de façon concomitante et cohérente, grâce aux cinq engagements suivants : 1° La lutte contre le changement climatique (..) »

Le juge administratif s'est prononcé à plusieurs reprises et depuis plusieurs années sur la valeur juridique des divers objectifs de lutte contre le changement climatique ou de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De manière générale, que ces objectifs soient inscrits en droit international ou interne, le juge administratif a toujours refusé d'annuler une décision administrative au motif que celle-ci serait contraire à un tel objectif. Voici quelques-unes des décisions par lesquelles le Conseil d'Etat a jugé que ces objectifs sont dépourvus de valeur juridique contraignante :

- Conseil d'Etat, 10 novembre 2006, n°275013 (recours contre la déclaration d'utilité publique des travaux d'aménagement de la chute du Rizzanèse en Corse-du-Sud). Cette décision fait état de l'objectif de l'objectif gouvernemental de promotion des énergies renouvelables et de maîtrise des rejets de gaz à effet de serre. Cet objectif n'est toutefois mentionné que pour décrire les motifs des auteurs en faveur de la réalisation du projet litigieux : « elle s'inscrit dans le cadre de l'objectif gouvernemental de promotion des énergies renouvelables et de maîtrise des rejets de gaz à effet de serre ; (..) ».

- Conseil d'Etat, 17 octobre 2013, n°358633 (recours contre la déclaration d'utilité publique du projet d'aéroport à Notre-Dame des Landes). Par cette décision, le Conseil d'Etat a jugé que l'objectif de lutte contre le changement climatique, inscrit dans la loi « Grenelle 1 » du 3 août 2009, est dépourvu de portée normative : « 10. Considérant, en premier lieu, que les articles 1er, 7, 10 et 31 de la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement énoncent divers principes tels que la nécessité de privilégier les solutions respectueuses de l'environnement en apportant la preuve qu'une décision alternative plus favorable à l'environnement est impossible à un coût raisonnable, la lutte contre la régression des surfaces agricoles et naturelles et la contribution de la politique des transports au développement durable et au respect des engagements nationaux et internationaux de la France en matière d'émissions de gaz à effet de serre et d'autres polluants ; que dès lors que ces dispositions, qui sont contenues dans une loi de programmation et se bornent à fixer des objectifs généraux à l'action de l'Etat en matière de développement durable, sont par elles-mêmes dépourvues de portée normative, elles ne peuvent être regardées comme pouvant faire légalement obstacle à la réalisation de l'opération litigieuse »

- Conseil d'État, 18 juin 2014, n°357400 (recours contre une autorisation commerciale). Ici aussi, le Conseil d'Etat a jugé que l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixé par la loi « Grenelle 1 » du 3 août 2009 est dépourvu de portée normative : « 18. La loi du 3 août 2009 énonce notamment l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre au niveau national et prévoit également la prise en compte, par le droit de l'urbanisme, de l'objectif de lutte contre la régression des surfaces agricoles et naturelles. De telles dispositions, prises sur le fondement de l'antépénultième alinéa de l'article 34 de la Constitution relatif aux lois de programmation, se bornent à fixer des objectifs à l'action de l'Etat et sont, dès lors, dépourvues de portée normative. Elles ne peuvent, par suite, être utilement invoquées à l'encontre de la décision attaquée. »

- Conseil d'Etat, 4 décembre 2017, n°407206 (recours contre la déclaration d'utilité publique du projet d'autoroute A45 Lyon – Saint-Etienne). Pour le Conseil d'Etat, les stipulations de l'Accord de Paris adopté le 12 décembre 2015 ne font pas obstacle à la réalisation de ce projet : « 5. Considérant que les stipulations du paragraphe 1 de l'article 4 de l'accord de Paris adopté le 12 décembre 2015, signé par la France à New-York le 22 avril 2016, énoncent que les Etats parties à cet accord " cherchent à parvenir ", en vue d'atteindre l'objectif de température à long terme contenant l'élévation de la température moyenne de la planète, " au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais (...) et à opérer des réductions rapidement par la suite (...) " ; que ces stipulations, par elles-mêmes, n'ont pas pour portée de faire obstacle à la réalisation du projet litigieux ; »

- Conseil d'Etat, 18 décembre 2019, n°421004 (Loi Hulot sur hydrocarbures). Le Conseil d'Etat a ici jugé que « l'objectif d'intérêt général de limitation du réchauffement climatique » peut, tout au plus, justifier que le législateur adopte certaines mesures pour réduire la production d'hydrocarbures sur le territoire français : « 6. A cet égard, en adoptant la mesure limitant au 1er janvier 2040 la durée des concessions de mines d'hydrocarbures, le législateur a entendu, ainsi qu'il ressort des travaux parlementaires préparatoires à la loi du 30 décembre 2017, poursuivre l'objectif d'intérêt général de limitation du réchauffement climatique et contribuer à respecter les engagements internationaux souscrits par la France au titre de l'Accord de Paris sur le climat. Si la société requérante soutient que la production d'hydrocarbures sur le territoire français a un impact environnemental beaucoup plus limité que leur importation et leur consommation en France, il ressort des pièces du dossier que la limitation du temps des concessions, eu égard à la très longue durée de validité des titres autorisant la recherche et l'exploitation des hydrocarbures sous l'empire de la législation antérieure à la loi du 30 décembre 2017, peut contribuer à permettre d'atteindre l'objectif poursuivi. Par ailleurs, si la société requérante soutient que l'article L. 111-12 porte une atteinte disproportionnée aux droits des opérateurs miniers dès lors qu'il ne distingue pas selon que l'usage des hydrocarbures est énergétique ou non énergétique, il ressort des pièces du dossier que l'objectif de lutte contre le changement climatique suppose de limiter l'exploitation des réserves d'hydrocarbures fossiles, quel que soit leur usage. »

Ainsi, depuis 2006, le Conseil d'Etat, conformément à une jurisprudence constante sur la valeur juridique des objectifs généraux fixés par la loi et sur l'invocabilité des dispositions du droit international, a toujours refusé de juger que l'objectif de lutte contre le changement climatique – qu'il soit inscrit dans la loi ou dans l'Accord de Paris – puisse justifier l'annulation d'une décision prise par l'administration.

Par son arrêt « Commune de Grande Synthe c. Etat » rendu le 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat a-t-il jugé que les objectifs internationaux de lutte contre le changement climatique ont une valeur obligatoire de telle sorte que l'Etat serait tenu par une obligation de résultat pour les atteindre ?

Il importe de distinguer l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la trajectoire pour y parvenir. L'apporte de l'arrêt rendu ce 19 novembre 2020 tient à la demande d'explication que le Conseil d'Etat a adressé à l'Etat sur le respect de cette trajectoire. S'agissant, non pas de cette trajectoire mais de la valeur juridique des objectifs internationaux, le conseil d'Etat s'est prononcé en ces termes : "12. Il résulte de ces stipulations et dispositions que l'Union européenne et la France, signataires de la CCNUCC et de l'accord de Paris, se sont engagées à lutter contre les effets nocifs du changement climatique induit notamment par l'augmentation, au cours de l'ère industrielle, des émissions de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines, en menant des politiques visant à réduire, par étapes successives, le niveau de ces émissions, afin d'assumer, suivant le principe d'une contribution équitable de l'ensemble des Etats parties à l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, leurs responsabilités communes mais différenciées en fonction de leur participation aux émissions acquises et de leurs capacités et moyens à les réduire à l'avenir au regard de leur niveau de développement économique et social. Si les stipulations de la CCNUCC et de l'accord de Paris citées au point 9 requièrent l'intervention d'actes complémentaires pour produire des effets à l'égard des particuliers et sont, par suite, dépourvues d'effet direct, elles doivent néanmoins être prises en considération dans l'interprétation des dispositions de droit national, notamment celles citées au point 11, qui, se référant aux objectifs qu'elles fixent, ont précisément pour objet de les mettre en œuvre." (nous soulignons)

Pour le Conseil d'Etat, les objectifs de lutte contre le changement définis en droit international (convention climat de 1992 et accord de Paris) sont "dépourvus d'effet direct". Ce qui signifie très concrètement qu'ils ne sont pas directement invocables devant le juge national au soutien d'un recours. Leur seul effet - assez réduit - est le suivant : il faut interpréter les dispositions de droit national en "prenant en considération" ces objectifs internationaux et européens. En d'autres termes, le Conseil d'Etat applique une jurisprudence constante depuis 2006 : une personne privée ne peut opposer à l'Etat ces objectifs au soutien d'un recours devant le juge administratif. Le point 18 de la décision le confirme : les stipulations de l'Accord de Paris sont "dépourvues d'effet direct" : "18. Si la commune de Grande-Synthe soutient que la décision qu'elle attaque méconnaît les stipulations de l'article 2 de l'accord de Paris cité au point 9, ces stipulations, ainsi qu'il a été dit au point 12, sont dépourvues d'effet direct. Dès lors, leur seule méconnaissance ne peut être utilement invoquée à l'encontre de la décision attaquée"
Cette décision du Conseil d'Etat est ici strictement conforme à sa jurisprudence.

B. Sur la réparation du préjudice moral

S'il juge que l'Etat a commis une faute, le tribunal administratif de Paris devra alors se prononcer sur la demande de réparation du préjudice moral des associations requérantes.

Qu'est ce que le préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

Le préjudice moral d'une association désigne le dommage dont elle peut demander réparation en raison d'une atteinte aux intérêts collectifs et extra patrimoniaux qu'elle défend et aux efforts fournis pour défendre ces intérêts. Pour demander réparation de son préjudice moral, une association devra démontrer son intérêt à agir et le caractère direct et certain dudit préjudice.

La Cour de cassation a retenu une définition très précise du préjudice moral d'une association (cf. Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 20 février 2001, 00-82.655) : « Attendu que, pour condamner le prévenu à réparer le préjudice de plusieurs associations, les juges du fond retiennent que son refus de se conformer à la réglementation en vigueur a porté atteinte aux efforts déployés par les parties civiles pour assurer la qualité de l'eau et de sa population piscicole et sauvegarder l'environnement ; Attendu qu'en l'état de ces énonciations, la cour d'appel a justifié sa décision ; »

Le juge administratif s'est-il déjà prononcé sur une demande de réparation du préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

Oui. Le juge administratif a eu l'occasion à de nombreuses reprises de se prononcer sur le préjudice moral des associations de protection de l'environnement. A cet égard, il convient de mentionner les décisions suivantes :

- Cour administrative d'appel de Bordeaux, 15 octobre 2019, n°17BX03093. Dans cet arrêt, la Cour administrative d'appel de Bordeaux a reconnu le préjudice moral de l'association « Nature Environnement 17 » ayant pour objet la protection des milieux aquatiques en raison du prélèvement d'eau illégal commis par une Association Syndicale Autorisée (ASA) : « 8. Au regard des actions et des efforts qu'elle déploie pour la protection de la ressource en eau dans le département de la Charente-Maritime, l'association Nature Environnement 17 justifie d'un préjudice moral en lien direct avec l'exploitation illégale des réserves de substitution par l'ASAI des Roches. 10. Toutefois, alors même que les prélèvements d'eau se sont poursuivis pendant plus de quatre années consécutives, l'ASAI des Roches est fondée à soutenir, au regard des circonstances de l'espèce et notamment de la nature du préjudice, que les premiers juges ont fait une évaluation excessive du préjudice moral de l'association en le fixant à 40 000 euros. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en condamnant l'ASAI des Roches à verser à l'association Nature Environnement 17 la somme de 4 000 euros pour chacune des quatre années pendant lesquelles les prélèvements d'eau ont été irrégulièrement effectués. Dès lors, il y a lieu de ramener à 16 000 euros le montant des dommages et intérêts dus par l'ASAI des Roches à l'association Nature Environnement 17. » Partant, le préjudice moral a été indemnisé à hauteur de 16 000 euros, soit 4000 euros par année pendant lesquels les prélèvements irréguliers ont eu lieu.

- Cour administrative d'appel de Lyon, 9 juillet 2019, 17LY01875. Ici, le juge administratif a retenu le préjudice moral de l'association « Paysages de France » luttant contre les pollutions de toute forme, notamment visuelle. Était alors en cause la carence du préfet dans la mise en œuvre de son pouvoir de police administrative en matière de publicité lumineuse : « 6. En dépit des démarches répétées accomplies par l'association Paysages de France pour faire mettre un terme aux infractions qu'elle avait constatées à Varennes-Vauzelles, l'inertie du préfet de la Nièvre a permis le maintien de dispositifs de publicité qui, implantés illégalement, contribuent à la dégradation des paysages. Cette carence des services de l'État a ainsi été de nature à porter atteinte à la crédibilité de cette association et à remettre en cause les actions qu'elle accomplit tant au niveau national que local et, par suite, a eu pour effet de faire obstacle à l'accomplissement des missions qu'elle s'est assignées. Ainsi, et contrairement à ce que soutient le ministre de la transition écologique et solidaire, l'association établit que l'inaction du représentant de l'État a eu, en l'espèce, pour effet de lui causer un préjudice moral direct, certain et personnel dont elle est fondée à demander réparation 7. L'association Paysages de France, si elle justifie, comme il vient d'être dit, d'un préjudice moral lui ouvrant droit à réparation, n'apporte aucun élément susceptible de justifier le montant de 399 164,72 euros qu'elle demande à ce titre. Eu égard toutefois aux efforts importants qu'elle a dû déployer pour obtenir du préfet de la Nièvre qu'il mette en oeuvre ses pouvoirs de police des publicités enseignes et préenseignes sur le territoire de la commune de Varennes-Vauzelles, il sera, dans les circonstances de l'espèce, fait une juste appréciation de la réparation due pour ce préjudice par l'attribution d'une indemnité de 5 000 euros ». (cf. CAA Lyon, 9 juillet 2019, n°17LY01875). Dans ce cadre, l'association a reçu une indemnité de 5 000 euros au regard des efforts déployés pour que le préfet mette en œuvre son pouvoir de police. Dans une affaire similaire, la Cour administrative d'appel de Bordeaux a indemnisé la présente association à hauteur de 1 500 euros (CAA Bordeaux, 26 juin 2018, n°16BX02867)

- Cour administrative d'appel de Nancy, 19 décembre 2013, 12NC01893. Dans cette affaire, la Cour administrative d'appel de Nancy a reconnu le préjudice moral de l'association « ASPAS » œuvrant pour la réhabilitation des animaux sauvages en raison d'un arrêté préfectoral illégal autorisant la destruction de certaines espèces sauvages : « 6. Considérant que l'ASPAS a pour objet statutaire d'agir pour la protection de la faune, de la flore, pour la conservation du patrimoine naturel en général et plus particulièrement pour " la réhabilitation des animaux sauvages " ; qu'elle mène de nombreuses actions pour sensibiliser le public à la protection des espèces sauvages, notamment des espèces considérées comme nuisibles dont l'intérêt écologique est selon elle méconnu ; qu'ainsi, en classant illégalement deux espèces de mammifères, au surplus d'intérêt communautaire, et cinq espèces d'oiseaux sauvages comme espèces nuisibles et en autorisant leur destruction sans mettre en œuvre ni même étudier la possibilité de méthodes alternatives pour prévenir les nuisances qui leur sont imputées, le préfet de la Haute- Marne a commis une faute portant atteinte à l'objet statutaire de cette association, dont il est directement résulté, pour elle, un préjudice ; (…)8. Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par l'ASPAS en fixant à 1 000 euros la somme due par l'État à ce titre » (cf. Cour administrative d'appel de Nancy, 19 décembre 2013, n°12NC01893) La juridiction administrative a alors chiffré ce préjudice moral à 1 000 euros.

- Tribunal administratif de Paris, 2 juillet 2020, n°1901535/4-2. Les juges de première instance ont considéré que la carence de l'État dans la mise en œuvre d'actions concrètes face au constat d'épisodes récurrents de surmortalité de cétacés sur la face atlantique était fautive. Le préjudice moral de l'association « Sea Shepherd France » chargé de protéger les mammifères marins a ainsi été indemnisé : « 23. En l'espèce, l'association Sea Shepherd France a notamment pour objet, selon ses statuts, « de promouvoir la conservation et la préservation de organismes vivants, notamment mais non exclusivement aquatiques », « de promouvoir une éthique humaine à l'égard des animaux, notamment mais non exclusivement des mammifères marins, de défendre le droit de générations futures à un environnement sain », et « de défendre et représenter y compris en justice notamment les victimes directes ou indirectes des atteintes environnementales et/ou animales », « plus particulièrement obtenir, au besoin, par une action en justice devant toute juridiction compétente en la matière (…) une stricte application des lois et des règlements ayant trait à la défense des différences espèces animales ou végétales, quel que soit leur statut juridique ou de conservation » et « la défense de leurs milieux et la garantie de la stricte application des lois et des règlement ayant trait à la faune ou à la flore ainsi que les écosystèmes dont elles dépendent ». L'association Sea Shepherd, créée en 1977, est investie de longue date et de manière active dans la préservation des mammifères marins et la protection des océans. L'association mène ainsi chaque hiver, depuis plusieurs années, des campagnes en mer, dites « Dolphin Bycatch », notamment sur le plateau de Rochebonne, consistant à filmer les remontées des filets de chaluts afin d'alerter l'opinion publique sur le sort des mammifères marins et l'existence des captures liées à l'usage d'engins de pêche non sélective, qui connaissent une certaine audience dans les médias. L'association requérante produit notamment plusieurs factures concernant les frais d'entretien de ses navires lui permettant de mener ses campagnes en mer et la taxe de francisation et de navigation qu'elle acquitte. Ainsi, eu égard à son objet, à son ancienneté, et à l'importance des actions menées, la faute commise par l'État a porté atteinte aux intérêts collectifs que défend cette association et lui a causé un préjudice moral certain, direct et personnel, dont elle est fondée à demander réparation pour la période allant de 2014 à 2019. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en lui accordant une indemnité d'un montant de 6 000 euros. ». Ici, le préjudice moral a été réparé à hauteur de 6 000 euros.

A quelle hauteur le juge a-t-il déjà décidé de réparer le préjudice moral d'une association de protection de l'environnement ?

Au cas présent, les organisations requérantes ont demandé une réparation de leur préjudice moral à hauteur d'un euro. Une association est bien entendu libre d'apprécier le montant de la réparation du préjudice moral qu'elle sollicite. Elle est simplement tenue de le justifier. Elle peut également demander une réparation « réelle » en demandant par exemple des mesures de remise en état des lieux endommagés.

La Cour de cassation a jugé que le montant des indemnités allouées aux associations en réparation de leur préjudice moral doit être proportionné à la gravite de l'atteinte aux intérêts qu'elles défendent (cf. Cour de Cassation, crim, 23 mars 1999, n°98-81.564 : pollution d'une rivière par les effluents d'un abattoir de volailles)

Lorsque le juge administratif décide d'une réparation pécuniaire du préjudice moral devant le juge administratif, le montant alloué dépend des circonstances d'espèce :

  • Le préjudice moral de l'association « Nature Environnement 17 » a été réparé à hauteur de 16 000 euros à la suite des prélèvements d'eau, illégaux et répétés, d'une association syndicale autorisée (cf. Cour administrative d'appel de Bordeaux, 15 octobre 2019, n°17BX03093) ;
  • Le préjudice moral de l'association « Paysage de France » ayant pour objet de lutter contre tout type de pollution, notamment visuelle, a été réparé à hauteur, respectivement, de 5 000 euros et 1 500 euros en raison de la faute de l'État dans la mise en œuvre de ses pouvoirs de police administrative de la publicité lumineuse ;
  • Le préjudice moral de l'association « ASPAS » œuvrant pour la réhabilitation des animaux sauvages a été réparé à hauteur de 1000 euros en raison d'un arrêté préfectoral illégal autorisant la destruction de certaines espèces sauvages. (cf. Cour administrative d'appel de Nancy, 19 décembre 2013, 12NC01893)
  • Le préjudice moral de l'association « Sea Shepherd France » a été réparé à hauteur de 6000 euros en raison du retard de l'État dans la mise en œuvre d'actions concrètes face au constat d'épisodes récurrents de surmortalité de cétacés sur la face atlantique (cf. Tribunal administratif de Paris, 2 juillet 2020, n°1901535/4-2)

A noter : si l'article 142-1 du code de l'environnement créé une présomption d'intérêt donnant qualité pour agir aux associations agrées, celles-ci ne les exonère pas d'avoir à démontrer le bien-fondé de leur demande de réparation du préjudice moral : « ces dispositions ne dispensent pas l'association qui sollicite la réparation d'un préjudice, notamment moral, causé par les conséquences dommageables d'une illégalité fautive, d'établir le caractère direct et certain de ce préjudice résultant, pour elle, de la faute commise par l'État » (cf. CE, 26 février 2016, ASPAS, n°390081 ou CE, 30 mars 2015, ASPAS, n°375144).

C. Sur la réparation du préjudice écologique

S'il juge que l'Etat a commis une faute, le tribunal administratif de Paris devra alors statuer sur la demande de réparation du préjudice écologique qui lui a été présentée.

Qu'est-ce que le « préjudice écologique » ?

Depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages », le préjudice écologique est ainsi défini à l'article 1247 du code civil : « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement. ».

Le préjudice écologique correspond donc à deux types d'atteintes : une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes » (préjudice écologique pur) ou une atteinte « aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement. ». L'article 1248 du code civil précise que l'action en réparation est ouverte « à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l'État, l'Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d'introduction de l'instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l'environnement ».

A titre de rappel, avant sa reconnaissance législative, le préjudice écologique a été consacré par le juge judiciaire dans l'affaire de l'Erika. Ainsi, dans son arrêt rendu le 25 septembre 2012, la Cour de cassation a confirmé le bien-fondé de la demande de réparation du réparation du préjudice écologique « consistant en une atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction ». (cf. Cour de cassation. crim. 25 septembre 2012, n°10-82.938).

A ce jour, un nombre réduit de décisions a été rendu à la suite d'une demande de réparation du préjudice écologique.

- Cour d'appel de Nouméa, 25 février 2014, n°11/00187 (pollution du lagon de la Nouvelle-Calédonie par un déversement d'acide de l'usine de traitement de nickel de la Société V. détruisant un grand nombre de poissons) : « Qu'en l'espèce, il n'est pas contestable que la pollution a porté une atteinte aux eaux, aux milieux aquatiques et à leurs fonctions, de façon massive, même si elle a été passagère selon la société V., qui insiste sur la reconstitution de la vie aquatique dans la zone impactée pour en déduire que n'existerait aucun préjudice, du seul fait de l'absence de conséquences durables ou irréversibles ; Attendu qu'il résulte des pièces produites la preuve d'une atteinte grave affectant les eaux et milieux aquatiques, leur état et leur potentiel écologique, leurs qualités et leurs fonctions écologiques ; que ces atteintes ont nécessairement pris la forme de perturbations biologiques, physiques ou chimiques, certes limitée dans le temps, la pollution ayant eu un impact ponctuel ;
Attendu qu'il en est résulté, aussi, une atteinte aux espèces et à leurs fonctions c'est-à-dire des atteintes portées aux espèces de faune et de flore, qu'elles appartiennent ou non à la catégorie d'espèces protégées, ainsi qu'à leurs fonctions écologiques ;
Qu'en effet, la pollution a détruit dans la zone du creek de la Baie nord toute vie aquatique, ainsi que le reconnaît l'industriel, qui indique en se fondant sur des rapports que cette vie aquatique s'est ensuite rapidement reconstituée ; qu'il n'en demeure pas moins qu'il en est résulté une destruction des espèces vivantes et la dégradation d'un habitat et même d'un «écosystème», c'est à dire des complexes dynamiques formés de communautés de plantes, d'animaux et de micro-organismes et de leur environnement non vivant qui, par leur interaction, forment des unités fonctionnelles ;
Qu'il s'en déduit, qu'il y a bien eu, en l'espèce, une atteinte aux fonctions écologiques, lesquelles s'entendent des interactions entre les éléments et les processus biologiques et biophysiques qui permettent le maintien et le fonctionnement des écosystèmes ;
Attendu que la société V. admet un impact important mais de courte durée sur une surface d'environ 2 ha ; que le dommage, même s'il n'a pas été irréversible, a été grave ; qu'ainsi se trouve admis dans les propres écritures de l'industriel, et établi par les rapports produits, l'existence d'un préjudice grave causé à l'environnement ou préjudice écologique pur limité dans le temps comme dans l'espace, mais qui n'en est pas moins indemnisable ;
Que la Cour dispose des éléments suffisants pour évaluer ce préjudice, sans avoir recours à l'expertise sollicitée par les associations ;
Que ce préjudice sera réparé par l'allocation d'une indemnité globale de 10 millions de Francs CFP que l'industriel sera condamné à verser aux associations concernées »

- Cour de cassation. crim. 22 mars 2016, n° 13-87.650 (pollution au fuel dans l'estuaire de la Loire, intervenue le 16 mars 2008 et occasionnée par une rupture de tuyauterie de la raffinerie de Donges exploitée par la société Total Raffinage) : « Vu les articles 1382 du code civil, L. 142-2 du code de l'environnement et 593 du code de procédure pénale, ensemble les articles L. 161-1 et L. 162-9 du code de l'environnement ; Attendu que, d'une part, le préjudice écologique consiste en l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction ; que la remise en état prévue par l'article L. 162-9 du code de l'environnement n'exclut pas une indemnisation de droit commun que peuvent solliciter, notamment, les associations habilitées, visées par l'article L. 142-2 du même code ;[…] Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure qu'à la suite d'une pollution au fuel dans l'estuaire de la Loire, intervenue le 16 mars 2008 et occasionnée par une rupture de tuyauterie de la raffinerie de Donges, exploitée par la société Total raffinage marketing, cette dernière, reconnue coupable de rejet en mer ou eau salée de substances nuisibles pour le maintien ou la consommation de la faune ou de la flore et de déversement de substances entraînant des effets nuisibles sur la santé ou des dommages à la faune ou à la flore, a été condamnée à indemniser diverses collectivités territoriales et associations de leurs préjudices ; que l'association Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a interjeté appel ; Attendu qu'après avoir implicitement reconnu l'existence d'un préjudice écologique, la cour d'appel, pour débouter la LPO de sa demande d'indemnisation, retient que celle-ci l'a d'abord chiffrée sur la base d'une estimation, par espèces, du nombre d'oiseaux détruits alors que cette destruction n'est pas prouvée ; que les juges ajoutent qu'en évaluant ensuite son préjudice sur la base de son budget annuel de la gestion de la baie de l'Aiguillon, la partie civile confond son préjudice personnel et le préjudice écologique, ses frais de fonctionnement n'ayant pas de lien direct avec les dommages causés à l'environnement ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, par des motifs pris de l'insuffisance ou de l'inadaptation du mode d'évaluation proposé par la LPO alors qu'il lui incombait de chiffrer, en recourant, si nécessaire, à une expertise, le préjudice écologique dont elle avait reconnu l'existence, et consistant en l'altération notable de l'avifaune et de son habitat, pendant une période de deux ans, du fait de la pollution de l'estuaire de la Loire, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision"

- Cour d'appel de Rennes, corr., 9 décembre 2016, n° 202/2016. La Cour d'appel de Rennes admet ici reconnait l'existence d'un préjudice écologique pur qui se manifeste par des pertes concrètes : « Considérant que le préjudice écologique «pur» est l'atteinte non négligeable directe ou indirecte à l'environnement naturel, l'eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l'interaction de ces éléments à l'écosystème ; qu'en l'espèce, il s'agit de l'atteinte aux oiseaux, à leur habitat, à leur nourriture, se traduisant par la mort de certains oiseaux, leur désertion temporaire des sites pollués pendant deux ans »

- Cour de cassation. crim. 28 mai 2019 n° 18-83.290 (loi Biodiversité inapplicable : action en justice introduite antérieurement) : "Attendu qu'en allouant à la fédération Sepanso une somme au titre du préjudice "environnemental" résultant de l'atteinte directement portée par l'infraction au milieu aquatique et marécageux, et dès lors qu'un préjudice écologique, consistant en l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction était déjà reconnu par la jurisprudence antérieurement à la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 (Crim., 25 septembre 2012, no 10-82.938, Bull., no 198), qui l'a consacré de sorte que l'article 4, VIII, de cette loi doit être interprété non pas comme interdisant la réparation du préjudice écologique lorsque l'action civile a été engagée avant l'entrée en vigueur de ce texte mais comme dispensant cette action du respect du formalisme prescrit par les dispositions, créées par la loi précitée la cour d'appel n'a méconnu aucun des textes visés au moyen, lequel doit être écarté"

- Tribunal correctionnel de Marseille, 6 mars 2020, n°18330000441 (Parc National des Calanques : activités de pêches illégales pendant plusieurs années entrainant le pillage de 4,6 tonnes de poissons, de poulpes et d'oursins dans des eaux interdites à la pêche au sein du Parc national des Calanques - Préjudice écologique causé à l'écosystème des calanques Condamnation évalué à 350.060€) : « S'agissant des délits commis par les défendeurs au préjudice de l'écosystème en cause, il importe de souligner qu'ils ressortent d'actions, certes individuelles, mais intenses, concertées, et prolongées pendant plusieurs années.
Mais surtout, alors que l'intérêt général commandait, pour assurer la préservation d'un milieu manifestement menacé, de prendre des mesures d'interdiction de pêche de certaines espèces et de création d'un parc national, les prévenus se sont précisément attaqués, en priorité, aux espèces et zones qui, du fait même de leurs fragilités et de leurs intérêts pour l'ensemble de l'écosystème des calanques, avaient rendu nécessaires les mesures de protection bafouées. Les prohibitions pénales destinées à dissuader chacun de commettre de telles atteintes caractérisent, là encore leur gravité. En raison même de sa nature […] l'atteinte ainsi portée ne saurait être regardée autrement que comme non-négligeable".

- Cour de cassation. crim., 10 nov. 2020, n° 20-82.245 (transmission d'une QPC – conformité à la charte de l'environnement de la limitation du droit à réparation du préjudice écologique) : "L'article 1247 du Code civil qui limite le préjudice écologique réparable à « l'atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement » est-il contraire aux articles 3 et 4 de la charte de l'environnement à valeur constitutionnelle, selon lesquels toute personne doit prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de causer à l'environnement, en limiter les conséquences et contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, sans poser aucune limitation concernant la gravité du préjudice ? »
2. La disposition législative contestée est applicable à la procédure et n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.
3. La limitation du droit à réparation au seul préjudice consistant en une atteinte non négligeable à l'environnement présente, compte tenu de la place croissante qu'occupent les questions relatives aux atteintes portées à l'environnement dans le débat public, un caractère nouveau au sens que le Conseil constitutionnel donne à ce critère alternatif de saisine.
4. Il y a donc lieu de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel ».

Le juge administratif s'est-il déjà prononcé sur le préjudice écologique pourtant inscrit dans le code civil ?

Oui mais de manière inattendue. Si le préjudice écologique est inscrit dans le code civil, cela ne fait pas obstacle à ce que la juridiction administrative s'en saisisse. En effet, il est constant que le juge administratif peut s'inspirer de dispositions ou de principes issus du code civil. Ainsi, par une décision du 31 mars 2017, le Conseil d'Etat a jugé que l'urgence à suspendre un arrêté préfectoral de refus d'enregistrement d'une installation de stockage de déchets inertes était démontrée notamment au regard du risque de préjudice écologique « susceptible d'être causé par report de sa clientèle vers des sites plus éloignés » (cf. CE, 31 mars 2017, n°403297). Au cas d'espèce, c'était l'exploitant d'une installation classée qui démontrait l'urgence à suspendre un arrêté compte tenu du risque de préjudice écologique. S'il est donc possible de demander réparation du préjudice écologique au juge administratif, ce dernier n'a, pour l'heure, jamais procédé à une telle réparation.

Arnaud Gossement

Avocat associé - cabinet Gossement Avocats

professeur associé à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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