Charte de l’environnement : "la protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle" (Conseil constitutionnel, 31 janvier 2020, QPC)
Par une décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a, pour la première fois, consacré un objectif de valeur constiutionnelle : "Il en découle que la protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle." Analyse.
Par une décision QPC n° 2019-823 du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a décidé que l'interdiction en 2022 de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques était conforme à la Constitution, dans la mesure où le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d'entreprendre et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de la santé. Point notable : c'est la première fois que le Conseil constitutionnel se fonde sur le préambule de la Charte de l'environnement pour en déduire un objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement.
A titre liminaire, il convient de rappeler que cette saisine du Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en cause s'est faite par une décision n° 433460 du Conseil d'Etat du 7 novembre 2019.
Cette QPC avait été posée par l'association Union des industries de la protection des plantes, pour connaître de la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe IV de l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 dite « égalim » (pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous) :
"Sont interdits à compter du 1er janvier 2022 la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 précitée, sous réserve du respect des règles de l'Organisation mondiale du commerce."
La requérante soutenait que "l'interdiction d'exportation, instaurée par ces dispositions, de certains produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées par l'Union européenne serait, par la gravité de ses conséquences pour les entreprises productrices ou exportatrices, contraire à la liberté d'entreprendre". A ce titre, elle estimait "qu'une telle interdiction serait sans lien avec l'objectif de protection de l'environnement et de la santé dans la mesure où les pays importateurs qui autorisent ces produits ne renonceront pas pour autant à les utiliser puisqu'ils pourront s'approvisionner auprès de concurrents des entreprises installées en France."
En amont de la décision ici commentée, il est intéressant de noter que le Conseil constitutionnel a déjà pu mettre en balance la protection de l'environnement vis-à-vis de la liberté d'entreprendre, de manière toutefois plus nuancée que dans la décision commentée.
Tout d'abord, dans sa décision n° 2013-346 QPC du 11 octobre 2013, il avait été saisi de dispositions de la loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011 visant à interdire l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique. A cette occasion, il avait déjà pu estimer que la liberté d'entreprendre pouvait être limitée au regard d'un "but d'intérêt général de protection de l'environnement" poursuivi par le législateur.
De même, le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé sur la liberté d'entreprendre dans le cadre de l'interdiction de certains produits phytopharmaceutiques.
En effet, le Conseil constitutionnel avait été saisi par des députés et sénateurs de l'examen de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016. Dans une décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016, il s'était notamment prononcé sur les dispositions de cette loi qui créaient un paragraphe II à l'article L. 253-8 précité du code rural et de la pêche maritime, qui interdit l'utilisation des produits phytopharmaceutiques contenant un ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes.
Ici aussi, les requérants avaient fait valoir une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Le Conseil constitutionnel avait rejeté cet argument, estimant ces dispositions conformes à la Constitution, en se fondant notamment sur "l'objectif d'intérêt général de protection de l'environnement" ainsi que sur "l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé publique".
Dans la décision ici commentée, le Conseil constitutionnel détaille avec précision les objectifs de protection de l'environnement et de la santé qui figurent dans le bloc de constitutionnalité :
• Pour la première fois, il se fonde sur le préambule de la Charte de l'environnement, qui dispose que « l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel … l'environnement est le patrimoine commun des êtres humains… la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation … afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins", pour en déduire que la protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains, est un objectif de valeur constitutionnelle et non plus un simple objectif d'intérêt général.
Il convient ici de souligner qu'il s'agit d'un revirement : en effet, par une décision n° 2014-394 QPC du 7 mai 2014, il avait estimé, au contraire, que si les premiers alinéas de la Charte de l'environnement avaient valeur constitutionnelle, aucun d'eux n'instituait un droit ou une liberté que la Constitution garantit, et qu'ils ne pouvaient être invoqués à l'appui d'une QPC. Ce sera désormais possible.
• Il se fonde également sur le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que la Nation "garantit à tous … la protection de la santé", pour en déduire un objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé (jusqu'à présent, il s'agissait de la protection de la "santé publique").
Si le Conseil constitutionnel rappelle que la liberté d'entreprendre découle également du bloc de constitutionnalité (l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789), il souligne également la nécessaire mise en balance que doit opérer le législateur, afin d'assurer la conciliation de ces deux objectifs avec l'exercice de la liberté d'entreprendre.
Il estime qu'à ce titre, et ici aussi pour la première fois, « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger » – ce qui fait le lien avec la notion de « patrimoine commun des êtres humains » qui figure dans le préambule de la Charte de l'environnement.
Le Conseil constitutionnel procède ensuite à l'analyse des législations en cause.
Il rappelle tout d'abord qu'en vertu du règlement du 21 octobre 2009 visé par l'article L. 253-8 précité, des produits phytopharmaceutiques ne peuvent être mis sur le marché européen que si les substances actives qu'ils contiennent ont été approuvées par les instances compétentes de l'Union européenne. Une telle approbation est notamment refusée aux substances qui ont des effets nocifs sur la santé humaine ou animale ou des effets inacceptables sur l'environnement. Il souligne ensuite que les dispositions contestées interdisent la production, le stockage et la circulation en France des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées, en raison de tels effets, par l'Union européenne. Elles font ainsi obstacle non seulement à la vente de tels produits en France mais aussi à leur exportation.
Toutefois, le Conseil constitutionnel estime que le législateur, en adoptant ces dispositions, "a entendu prévenir les atteintes à la santé humaine et à l'environnement susceptibles de résulter de la diffusion des substances actives contenues dans les produits en cause, dont la nocivité a été constatée dans le cadre de la procédure prévue par le règlement du 21 octobre 2009". Il rappelle ici qu'il ne lui appartient pas de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances, ces dispositions prises par le législateur, dans la mesure où il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que ce dernier.
Il détermine que, « en faisant ainsi obstacle à ce que des entreprises établies en France participent à la vente de tels produits partout dans le monde et donc, indirectement, aux atteintes qui peuvent en résulter pour la santé humaine et l'environnement et quand bien même, en dehors de l'Union européenne, la production et la commercialisation de tels produits seraient susceptibles d'être autorisées, le législateur a porté à la liberté d'entreprendre une atteinte qui est bien en lien avec les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de la santé et de l'environnement poursuivis ».
Il estime également qu'en différant l'entrée en vigueur de cette interdiction, le législateur a laissé aux entreprises concernées un délai d'un peu plus de trois ans pour adapter en conséquence leur activité. Implicitement, il reconnaît donc que ce délai est suffisant, ce qui contribue à tempérer l'atteinte portée à la liberté d'entreprendre.
Enfin, le Conseil constitutionnel en conclut que les dispositions contestées sont conformes à la Constitution et ne méconnaissent donc pas la liberté d'entreprendre, dans la mesure où le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre cette liberté et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de la santé.
En conclusion, le Conseil constitutionnel, en déclarant conforme à la Constitution l'interdiction législative de certains produits phytopharmaceutiques, a rendu une décision importante en matière de protection de l'environnement, en la qualifiant d'objectif à valeur constitutionnelle – ce qui renforce encore son fondement – et en élargissant un peu plus la portée de la Charte de l'environnement dans son ensemble.
Camille Pifteau
Avocate – Cabinet Gossement Avocats
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