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Dérogation espèces protégées : un projet de parc éolien ne répond pas à une raison impérative d'intérêt public majeur s'il n'apporte "qu'une contribution modeste à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d'énergie dans un département qui ne souffre d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique et compte déjà un grand nombre de parcs éoliens" (Conseil d'État, 18 avril 2024, n°471141)

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Par une décision n°471141 du 18 avril 2024, le Conseil d'Etat a jugé qu'un projet de parc éolien, tel que décrit par la cour administrative d'appel de Toulouse, ne répond pas à une raison impérative d'intérêt public majeur - et ne peut donc pas faire l'objet d'une autorisation de déroger à l'interdiction de destruction d'espèces protégées et de leurs habitats - s'il  n'apporte "qu'une contribution modeste à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d'énergie dans un département qui ne souffre d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique et compte déjà un grand nombre de parcs éoliens". Une décision conforme, d'une part à la conception de la raison impérative d'intérêt public majeur par le pouvoir réglementaire, d'autre part à la jurisprudence passée de la Haute juridiction administrative. Une conception "plus" favorable aux projets de puissance importante, même si cette qualité ne suffit bien entendu pas. Commentaire.

Résumé

I. Rappel des faits et de la procédure

28 février 2020 : arrêté par lequel le préfet des Pyrénées-Orientales a délivré à la société X une autorisation environnementale pour l'exploitation d'un parc de six éoliennes, tenant également lieu d'autorisation de défrichement et de dérogation "espèces et habitats protégés". 

8 décembre 2022 : par deux arrêts, la cour administrative d'appel de Toulouse a rejeté les recours introduits par, notamment, une association une commune, tendant à l'annulation de l'arrêté préfectoral précité du 28 février 2020. 

18 avril 2024 : par une décision n°471141, le Conseil d'Etat a annulé, par une même décision, les arrêts de la cour administrative d'appel de Toulouse du 8 décembre 2022 qui faisaient tous deux l'objet de pourvois.

II. Rappel du régime juridique de la "dérogation espèces protégées"

Il est utile de procéder au rappel des principales caractéristiques de ce régime juridique.

A. Le droit positif

Pour mémoire, le principe d'interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l'article L.411-1 du code de l'environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d'interdiction de destruction sont : les sites d'intérêt géologique, les habitats naturels, les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées, leurs habitats. Il importe de souligner que le terme "destruction" doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, "altération" ou "dégradation".

En droit interne, la possibilité de déroger à ce principe d'interdiction de destruction d'espèces protégées est prévue au 4° de l'article L.411-2 du code de l'environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu'une dérogation - si elle a été demandée - puisse être délivrée par l'administration :

  • L'absence de "solution alternative satisfaisante".- L'absence de nuisance pour le "maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle".
  • La justification de la dérogation par l'un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure "c) (...) l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l'environnement".

B. La jurisprudence administrative

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d'Etat, à la demande de la cour administrative d'appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions (cf. notre commentaire de cet avis) d'une part, de déclenchement de l'obligation de dépôt d'une demande de dérogation à l'interdiction d'espèces protégées; d'autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

1. Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l'obligation de dépôt d'une demande de dérogation.

  • S'agissant de la première condition relative à l'espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l'administration doivent vérifier si "des spécimens de l'espèce concernée sont présents dans la zone du projet". Cet examen ne doit porter, ni sur le "nombre de ces spécimens", ni sur leur "état de conservation".
  • S'agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d'atteinte à l'état de conservation de l'espèce protégée : l'administration doit prendre en compte l'existence du "risque suffisamment caractérisé" au regard des mesures d'évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des "garanties d'effectivité" et permettre de "diminuer le risque".
Ces deux conditions sont cumulatives et successives.

2. Sur les conditions distinctes et cumulatives de délivrance de la dérogation espèces protégées

  • Le Conseil d'Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation.
  • Le Conseil d'Etat a également précisé que l'administration doit notamment prendre en compte, lors de l'examen de ces trois conditions, des mesures d'évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire.

Par une décision n°449658 rendue le 28 décembre 2022, le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation relatif à la légalité d'une dérogation aux interdictions de destruction d'espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture d'une carrière, a précisé le contenu de la condition de légalité de la dérogation relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées, dans leur aire de répartition naturelle. Ainsi, pour l'analyse de cette condition en particulier, l'administration doit procéder en deux temps :- Dans un premier temps, l'administration doit "déterminer" "(...)l'état de conservation des populations des espèces concernées- Dans un deuxième temps, l'administration doit "déterminer" "les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci."

III. Commentaire

Il est très important, pour éviter une erreur d'interprétation de la décision rendue par le Conseil d'Etat ce 18 avril 2024, de souligner que celle-ci a été rendue par le Conseil d'Etat en qualité de juge de cassation. 

Le contrôle de cassation ici exercé a aboutit à l'identification d'une erreur dans la qualification juridique des faits par la cour administrative d'appel de Toulouse. L'analyse par le Conseil d'Etat du respect de la condition de dérogation relative à la "raison impérative d'intérêt public majeur"  aurait donc pu être différente si la présentation des faits par la cour administrative d'appel de Toulouse avait, elle-même, été différente. Toutefois, il faut aussi relever que la décision ici commentée s'inscrit dans une jurisprudence de la Haute juridiction administrative qui témoigne d'une certaine conception des critères de qualification de la "raison impérative d'intérêt public majeur". Conception plus favorable aux projets dotés d'une puissance installée importante. 

A titre liminaire, il convient de souligner qu'il ne peut être reproché au Conseil d'Etat de n'avoir pas fait application du régime de présomption de la raison impérative d'intérêt public majeur.

Au cas présent, la décision litigieuse dont la légalité était discutée devant la juridiction administrative est un arrêté daté du 28 février 2020 par lequel le préfet des Pyrénées-Orientales a délivré à la société X une autorisation environnementale pour l'exploitation d'un parc de six éoliennes, tenant également lieu d'autorisation de défrichement et de dérogation "espèces et habitats protégés".

En premier lieu, cette décision a été prise à une date antérieure à la date d'entrée en vigueur de ce règlement (UE) 2022/2577 du conseil du 22 décembre 2022. Pour mémoire, ce régime de présomption de la raison impérative d'intérêt public majeure d'un projet de production d'énergies renouvelables a, pour la première fois été créé au sein du règlement (UE) 2022/2577 du conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables (cf. notre commentaire).
  • L'article 3.1 du règlement créé une présomption du caractère d'intérêt public supérieur de l'activité - au sens large - de la production d'énergie renouvelable. Il reconnaît également le caractère prioritaire des installations ainsi reconnus d'intérêt public supérieur.
  • Ce règlement était d'application immédiate à partir du 30 décembre 2022 et pour 18 mois, dans tous les Etats membres de l'Union européenne. 
  • Un règlement du Conseil du 19 décembre 2023 a prolongé l'application du règlement 2022/2577 jusqu'au 31 décembre 2024

Au cas présent, la décision litigieuse dont la légalité était discutée devant la juridiction administrative est arrêté daté du 28 février 2020 par lequel le préfet des Pyrénées-Orientales a délivré à la société X une autorisation environnementale pour l'exploitation d'un parc de six éoliennes, tenant également lieu d'autorisation de défrichement et de dérogation "espèces et habitats protégés". Cette décision a donc été prise à une date antérieure à la date d'entrée en vigueur de ce règlement (UE) 2022/2577 du conseil du 22 décembre 2022

En deuxième lieu, la décision litigieuse du préfet des Pyrénées-Orientales est également antérieure à la date d'entrée en vigueur des dispositions de l'article 19 de la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Article qui a pour objet de faciliter la preuve, par le porteur de projet, de la satisfaction de la première des trois conditions à réunir pour pouvoir bénéficier d'une autorisation de déroger à l'interdiction de destruction d'espèces protégées et de leurs habitats (cf. notre commentaire).

Cet article 19 appelait la publication d'un décret d'application. Le Gouvernement a publié, au journal officiel du 30 décembre 2023, le décret n° 2023-1366 du 28 décembre 2023 pris pour l'application, sur le territoire métropolitain continental, de l'article L.211-2-1 du code de l'énergie et de l'article 12 de la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023. Ce décret précise les conditions qu'un projet de production d'énergie renouvelable doit remplir pour être réputé répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur. L'ensemble de ces dispositions est donc bien postérieur à la décision précitée du préfet des Pyrénées-Orientales. 

A. L'erreur dans la qualification juridique des faits commise par la cour administrative d'appel de Toulouse.

Aux termes de la décision ici commentée, le Conseil d'Etat a opéré, non un contrôle de légalité tel que celui opéré par les juges du fond (ici ceux de la cour administrative d'appel de Toulouse) mais un contrôle de cassation et a retenu le motif tiré de l'erreur dans la qualification juridique des faits pour annuler les arrêts de la cour administrative d'appel de Toulouse qui faisaient l'objet d'un pourvoi. 

1. Le rappel du contrôle de l'erreur dans la qualification juridique des faits par le juge administratif

De manière très résumée, il convient de rappeler que le contrôle juridictionnel de l'erreur dans la qualification juridique des faits a été introduit dans le contentieux administratif par le célèbre arrêt "Gomel" rendu le 4 avril 1914 par le Conseil d'Etat. Le commentaire de l'arrêt "Gomel" que propose le Conseil d'Etat sur son site internet précise : "L'arrêt Gomel marque une extension significative du contrôle qu'exerce le juge de l'excès de pouvoir sur l'administration : pour la première fois, le Conseil d'État admet de contrôler non seulement l'exactitude du raisonnement juridique suivi par l'administration mais aussi la validité de la qualification juridique des faits à laquelle elle s'est livrée pour prendre la décision attaquée. Il vérifie en d'autres termes si les faits en cause sont « de nature à » justifier la décision prise.

De manière simplifiée, aux termes de sa décision rendue ce 18 avril 2024, le Conseil d'Etat ne s'est pas directement prononcé sur le point de savoir si, dans les faits, le projet de parc éolien objet de l'autorisation environnementale litigieuse, répond ou non à une raison impérative d'intérêt public majeur. Il s'est prononcé, non sur les faits directement mais sur l'analyse de ces faits par la cour administrative d'appel de Toulouse. Et, ici, cette analyse témoigne d'une erreur dans la qualification juridique des faits. C'est pourquoi, le Conseil d'Etat ne règle pas lui-même l'affaire mais renvoie le dossier à la cour administrative d'appel de Toulouse, appelée à se prononcer une deuxième fois. 

2. Les motifs de l'erreur dans la qualification juridique des faits commise par la cour administrative d'appel de Toulouse

Pour quels motifs, la cour administrative d'appel de Toulouse a-t-elle commis une erreur dans la qualification juridique des faits ? Aux termes du point 4 de sa décision rendue ce 18 avril 2024, le Conseil d'Etat décrit ainsi l'erreur dans la qualification juridique des faits qui a été commise par la cour administrative d'appel de Toulouse :

"4. Il ressort des énonciations des arrêts attaqués qu'après avoir relevé que la production du parc éolien en projet correspond à l'équivalent de l'alimentation annuelle d'au moins 11 555 foyers soit 25 890 personnes, représentant l'équivalent d'environ 1,3 fois la consommation électrique de la population de la communauté de communes des Aspres, qui représente 19 808 habitants, la cour administrative d'appel a estimé que ce projet de construction d'un parc éolien participait à l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre en favorisant le développement de la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité en France. Elle en a déduit qu'il répondait à une raison impérative d'intérêt public majeur au sens du c) du I de l'article L. 411-2 du code de l'environnement. En statuant ainsi, alors que le projet de parc éolien n'apporterait qu'une contribution modeste à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d'énergie dans un département qui ne souffre d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique et compte déjà un grand nombre de parcs éoliens, la cour a entaché les arrêts attaqués d'erreur de qualification juridique des faits."

Dans un premier temps du raisonnement, le Conseil d'Etat relève que la cour administrative d'appel de Toulouse a procédé à la relation suivante des faits : "(...) la production du parc éolien en projet correspond à l'équivalent de l'alimentation annuelle d'au moins 11 555 foyers soit 25 890 personnes, représentant l'équivalent d'environ 1,3 fois la consommation électrique de la population de la communauté de communes des Aspres, qui représente 19 808 habitants".

Dans un second temps du raisonnement, le Conseil d'Etat juge que la cour administrative d'appel de Toulouse ne pouvait pas déduire de cette présentation des faits que le projet de parc éolien répondait à une raison impérative d'intérêt public majeur''. Pour le Conseil d'Etat, les faits tels qu'exposés par la cour administrative d'appel de Toulouse démontrent une "contribution modeste" "à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d'énergie dans un département qui ne souffre d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique et compte déjà un grand nombre de parcs éoliens"

Ainsi l'erreur dans la qualification juridique des faits procède de trois facteurs :

  • le projet de parc éolien, tel que décrit par la cour administrative d'appel de Toulouse apportera une "contribution modestes" à la politique énergétique nationale
  • dans un département qui ne souffre d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique
  • et qui compte déjà un grand nombre de parc éoliens.

A contrario, il semble que le Conseil d'Etat aurait écarté cette erreur de la part de la cour administrative d'appel de Toulouse si le parc éolien avait permis d'alimenter un nombre plus élevé de foyers dans un département ne souffrant pas d'une fragilité d'approvisionnement électrique et ne comptant pas déjà un grand nombre de parc éoliens.

3. La discussion du contrôle de l'erreur dans la qualification juridique des faits opéré par le Conseil d'Etat

Ce raisonnement du Conseil d'Etat peut être discuté.

En premier lieu, le contenu même des facteurs d'identification d'une erreur dans la qualification juridique des faits est assez imprécis. Il est possible de s'interroger :
  • sur le seuil à partir duquel une contribution à la politique énergétique nationale n'est plus modeste.
  • sur le motif pour lequel le Conseil d'Etat se borne à la maille départementale.
  • sur le seuil à partir duquel un département ne souffre plus d'aucune fragilité d'approvisionnement électrique.
  • sur le seuil à partir duquel un département compterait "trop" de parcs éoliens.

En deuxième lieu, il est également possible de s'interroger :

  • d'une part, sur la raison pour laquelle la présentation de certaines caractéristiques du parc éolien litigieux amène ici le Conseil d'Etat a qualifier de "modeste" sa contribution à la politique énergétique national.
  • d'autre part, sur la raison pour laquelle une "contribution modeste" interdirait à un projet de production d'énergie de répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur. Une politique énergétique peut aussi être fondée sur une multiplication des installations "modeste" de production d'énergie qui, ensemble, assurent une contribution "conséquente" à la réalisation des objectifs de ladite politique.

B. Un contrôle particulier de la condition tirée de l'existence d'une raison impérative d'intérêt public majeur".

La décision ici commentée témoigne-t-elle d'une interprétation très restrictive par le Conseil d'Etat du sens et de la portée de cette condition ?En réalité, cette décision est conforme, d'une part à la conception de la raison impérative d'intérêt public majeur par le pouvoir réglementaire, d'autre part à sa propre jurisprudence.

1. La définition de la raison impérative d'intérêt public majeur en droit positif

En premier lieu, les mots "impérative" et "majeur" qui sont présents dans l'expression "raison impérative d'intérêt public majeur" témoignent certainement du souci, non pas du Conseil d'Etat mais bien du législateur européen puis français de ne pas trop ouvrir la possibilité de déroger à l'interdiction - qui reste de principe - de l'interdiction de destruction d'espèces protégées et de leurs habitats.

En deuxième lieu, la loi ne comporte pas de précisions sur le contenu de la condition de dérogation tirée de la "raison impérative d'intérêt public majeur". Toutefois, comme cela a été précisé plus haut, l'article 19 de la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables a créé en droit interne un régime de présomption de la raison impérative d'intérêt public majeur d'un projet destiné à faciliter la preuve, par le porteur de projet, de la satisfaction de la première des trois conditions à réunir pour obtenir une autorisation de déroger à un . Cet article renvoie à un décret en Conseil d'Etat le soin de définir les critères à partir desquels un projet de production d'énergie renouvelable peut être réputé répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur.

Le Gouvernement a ainsi publié, au journal officiel du 30 décembre 2023, le décret n° 2023-1366 du 28 décembre 2023 pris pour l'application, sur le territoire métropolitain continental, de l'article L. 211-2-1 du code de l'énergie et de l'article 12 de la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023. Ce décret précise les conditions qu'un projet de production d'énergie renouvelable doit remplir pour être réputé répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur.

Or, ce décret procède de l'idée qu'un projet de production d'énergie renouvelable répond à une raison impérative d'intérêt public majeur en raison de son importance. Il doit en effet avoir une puissance installée supérieure à certains seuils pour pouvoir être répondre à cette qualification. A contrario, ce décret prive les "petits" projets - c'est à dire ceux dotés d'une puissance installée considérée comme faible au regard de ces seuils - de ce régime de présomption. 

2. Une décision conforme à la jurisprudence passée du Conseil d'Etat

La décision ici commentée est conforme à la jurisprudence passée du Conseil d'Etat. Pour s'en assurer il convient bien entendu de se reporter à la décision n°430500 rendue le 15 avril 2021 par le Conseil d'Etat dans l'affaire du parc éolien Les Moulins du Lohan (Forêt de Lanouée). 

Le point 5 de cette décision précise :

"5. Pour apprécier si le projet litigieux répond à une raison impérative d'intérêt public majeur au sens des dispositions précédemment citées du code de l'environnement, la cour administrative d'appel, après avoir souverainement constaté que le projet consiste en la réalisation d'un parc éolien composé de seize ou dix-sept éoliennes d'une puissance totale de plus de 51 mégawatts permettant l'approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes, a retenu que ce projet s'inscrit dans l'objectif, fixé par la loi du 3 août 2009 puis par l'article L. 100-4 du code de l'énergie, visant à porter la part des énergies renouvelables à 23 % de la consommation finale brute d'énergie en 2020 et à 32 % de cette consommation en 2030, conformément à l'objectif de la directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables qui a imposé à la France un relèvement de la part d'énergie produite à partir de sources renouvelables de 10,3 % en 2005 à 23 % en 2020. La cour administrative d'appel a, en outre, relevé le caractère fragile de l'approvisionnement électrique de la Bretagne, résultant d'une faible production locale ne couvrant que 8 % des besoins de la région, et retenu que le projet s'inscrit dans l'objectif du " pacte électrique ", signé le 14 décembre 2010 entre l'Etat, la région Bretagne, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), le réseau de transport de l'électricité (RTE) et l'agence nationale de l'habitat (ANAH), prévoyant d'accroître la production d'électricité renouvelable dans cette région. En jugeant que ce projet de parc éolien répond, en dépit de son caractère privé, à une raison impérative d'intérêt public majeur, la cour administrative d'appel a exactement qualifié les faits de l'espèce."

Ainsi, le projet de parc éolien qui était ici en cause répond une raison impérative d'intérêt public majeur pour les motifs suivants : 

  • Il permettra l'approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes,
  • Il correspond aux objectifs nationaux (loi du 3 août 2009, article L. 100-4 du code de l'énergie), européens (directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables) et locaux (" pacte électrique ", signé le 14 décembre 2010 entre l'Etat, la région Bretagne, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME)
  • Il sera implanté dans une région marquée par le "caractère fragile de l'approvisionnement électrique"

La grille d'analyse est donc la suivante. Pour le Conseil d'Etat, un projet de production d'énergie renouvelable sera réputé d'autant plus aisément répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur qu'il

  • contribue fortement, au moyen d'une puissance installée importante, à la réalisation des objectifs européens, nationaux et est installé dans un territoire marqué par la fragilité de son approvisionnement électrique
  • est installé dans un territoire qui n'est pas caractérisé par un nombre important d'autres installations
Cette grille d'analyse est bien celle qui a été appliquée depuis lors par les cours administratives d'appel

A titre d'exemple, par un arrêt du 20 avril 2023, la cour administrative d'appel de Toulouse a jugé que le projet de parc éolien litigieux répondait bien à une raison impérative d'intérêt public majeur, en raison de sa correspondance avec les objectifs nationaux et locaux de développement des énergies renouvelables et "nonobstant son caractère privé" :

"En premier lieu, le paquet " énergie-climat " adopté par l'Union européenne en décembre 2008 s'est traduit pour la France par l'adoption de l'objectif, fixé par la loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement puis par l'article L. 100-4 du code de l'énergie, visant à porter la part des énergies renouvelables à 23 % de la consommation finale brute d'énergie en 2020. Il résulte de l'instruction que le parc éolien en litige, d'une puissance de dix-huit mégawatts, permettra de contribuer à répondre aux besoins définis dans la programmation pluriannuelle de l'énergie et à atteindre les objectifs des politiques en matières d'énergies renouvelable tant au niveau régional que national. Ainsi, et alors même qu'un document intitulé " scénario région à énergie positive de la région Occitanie/Pyrénées-Méditerranée " édicté par la région Occitanie indique que cette dernière mise quasi exclusivement sur l'éolien en mer pour atteindre les objectifs qui lui sont dévolus en matière d'énergie renouvelable, le projet en litige répond, nonobstant son caractère privé, à une raison impérative d'intérêt public majeur." (CAA Toulouse, 20 avril 2023, n°20TL23721 - nous soulignons).

La décision rendue par le Conseil d'Etat ce 18 avril 2024 confirme donc que les projets de production d'énergie renouvelable contribuant fortement à la réalisation des objectifs européens, nationaux et locaux seront plus aisément réputés répondre à une raison impérative d'intérêt public majeur. Il s'agit d'un choix qui peut être discuté. L'importance de la contribution pourrait en effet être aussi évaluée à l'échelle de plusieurs projets ou d'un programme ou d'un territoire plus petit. 

Arnaud Gossement

avocat et professeur associé à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne

A lire également :

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Note du 1er janvier 2023 - Dérogation espèces protégées : les suites données par les juridictions administratives à l'avis du Conseil d'Etat du 9 décembre 2022

Note du 29 décembre 2022 - La production d'énergies renouvelables relève d'un "intérêt public supérieur" (Règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables)

Note du 11 décembre 2022 - Dérogation espèces protégées : le Conseil d'Etat précise les conditions et la méthode de demande et d'octroi de la dérogation (Conseil d'Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l'environnement, n°463563)

Note du 31 juillet 2022 - Dérogation espèces protégées : le projet de parc éolien en mer des Iles d'Yeu et de Noirmoutier répond à une "raison impérative d'intérêt public majeur" (Conseil d'Etat, 29 juillet 2022, n°443420)

Note du 10 janvier 2022 - Dérogation espèces protégées : le principe d'interdiction de destruction s'applique aux habitats artificiels et à tout moment (tribunal administratif de Lyon, 9 décembre 2021, n°2001712)

Note du 11 mars 2019 - Espèces protégées et éolien : le contexte énergétique constitue un motif impératif d'intérêt public majeur pouvant justifier une dérogation (cour administrative d'appel de Nantes)

Note du 11 janvier 2018 - Interdiction de destruction d'espèces protégées : le Conseil d'Etat précise les conditions de dérogation



 

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