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Climat : le Conseil d'Etat enjoint l'Etat de prendre toute "mesure utile" d'ici au 31 mars 2022 (dossier Commune de Grande-Synthe c. Etat)

Par arrêt n°427301 rendu ce 1er juillet 2021, le Conseil d'Etat a enjoint l'Etat de prendre "toute mesure utile" d'ici au 31 mars 2022 pour respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet nationales fixée par le décret du 21 avril 2020. Un arrêt important mais dont la portée concrète est très limitée. L'Etat est en effet enjoint de respecter une trajectoire insuffisante.

 I. Résumé

Par un arrêt n°427301 du 1er juillet 2021, le Conseil d'Etat a :

  • annulé le refus implicite du Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 ;
  • enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022.

Cet arrêt est important : pour la première fois, le juge administratif oppose à l'Etat son propre engagement de respecter une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre

Cet arrêt démontre aussi les limites inévitables du recours au juge administratif

  • le Conseil d'Etat ne précise pas les critères de définition des "mesures utiles" qui devront être prises par l'Etat dans le délai de neuf mois. Le juge administratif est en effet tenu par le principe de séparation des pouvoirs : il ne lui appartient pas de dicter à l'Etat le contenu de la loi
  • il enjoint à l'Etat de respecter une trajectoire .....contestée par les scientifiques et les associations de défense de l'environnement. Trajectoire définie par un décret dont la légalité n'est pas discutée par le Conseil d'Etat (décret du 21 avril 2020) ;
  • il enjoint à l'Etat de réduire les seules "émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national" : les émissions de gaz à effet de serre importées ne sont ici pas concernées ;
  • le Conseil d'Etat ne se fonde pas sur les données du dernier rapport du Haut Conseil pour le Climat, publié ce 30 juin 2021.

La portée concrète de cet arrêt est donc très limitée. Pour l'essentiel, le Conseil d'Etat :

  • enjoint par avance l'Etat de publier rapidement - dans un délai de neuf mois - les décrets d'application de la loi Climat et Résilience qui est actuellement discutée au Parlement ;
  • impose à l'Etat un devoir de justification de l'adéquation entre les mesures prises et la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Il convient toutefois de souligner que la situation juridique sera bien différente dans neuf mois en raison principalement de la présentation par la Commission européenne, en juillet 2021, du "paquet climat" qui appellera une redéfinition de l'objectif et de la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre.

II. Rappel de la procédure

1. Par un recours enregistré le 23 janvier 2019, la Commune de Grande-Synthe et son maire ont - notamment - demandé au Conseil d'Etat d'annuler le refus du Président de la République et du Gouvernement de prendre des mesures pour réduire plus efficacement les émissions de gaz à effet de serre.

2. Par une décision n°427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat a rejeté plusieurs demandes de la Commune de Grande-Synthe mais a sursis à statuer sur la demande "tendant à l'annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national". (cf. notre "questions/réponses" sur cette décision).

3. Lors de l'audience publique de ce 11 juin 2021, le Rapporteur public (juge chargé de proposer une solution à la formation de jugement) a proposé au Conseil d'Etat d'enjoindre à l'Etat :

  • d'annuler le refus implicite attaqué ;
  • d'enjoindre au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 110-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 dans le délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision.

4. Par arrêt n°427301 rendu ce 1er juillet 2021, le Conseil d'Etat a :

  • annulé le refus implicite du Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 ;
  • enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022.

III. Commentaire

A. (Verre à moitié plein) Cet arrêt est important à plusieurs titres

  • le Conseil d'Etat pourrait, non pas donner un "effet direct" aux objectifs internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre mais leur conférer définitivement, à la suite de sa décision du 19 novembre 2020, une "portée interprétative" du droit interprétative, selon la formule très juste de Charlotte Collin (cf. article publié par Dalloz).
  • le Conseil d'Etat formule un constat important : celui selon lequel l'Etat, ces dernières années, n'a pas pris de mesures suffisantes pour respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu'il s'est pourtant lui-même fixé ;
  • le Conseil d'Etat enjoint l'Etat de prendre "toute mesure utile" pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Ce qui permet de relancer le débat public sur, précisément, le contenu des mesures supplémentaires à prendre. Ce qui permet surtout de mettre à la charge de l'Etat la preuve du caractère utile des mesures à prendre.
  • le Conseil d'Etat donne une autorité importante aux avis du Haut conseil pour le climat.

B. (Verre à moitié vide) Cet arrêt rappelle les limites du recours au Juge administratif

1. Le temps long de la procédure devant le juge administratif ne correspond pas nécessairement au temps de l'urgence climatique.

Alors que le recours de la Commune de Grande-Synthe a été enregistré le 23 janvier 2019, le Conseil d'Etat donne le Rapporteur public propose en juin 2021 de donner 9 mois à l'Etat pour prendre "toute mesure utile". La décision du Conseil d'Etat étant attendue pour le mois de juillet 2021, il faudra sans doute attendre le mois d'avril 2022 pour savoir si l'Etat a pris les "mesures utiles" que le Conseil d'Etat lui aura enjoint de prendre en juillet 2021. Et la procédure ne s'arrêtera sans doute pas là. Si ces "mesures utiles" sont jugées insuffisantes, le Conseil d'Etat pourra prononcer une astreinte puis liquider l'astreinte, ce qui prendra encore plusieurs mois. En définitive, la durée totale de ce contentieux devrait être de 3 à 4 années (2019/2022 ou 2019/2023).

2. La décision du Conseil d'Etat revient aussi, après un supplément d'instruction de 7 mois, à donner 9 mois de plus au Gouvernement pour prendre les mesures qu'appelle l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030.

Or, l'échéance de cet objectif se rapproche. Dans 9 mois, il appartiendra au Juge administratif de se prononcer sur le caractère utile ou non des mesures prises par l'Etat. Si, dans 9 mois, ces mesures sont jugées insuffisantes, une nouvelle procédure sera engagée pour permettre au juge, éventuellement, de prononcer une astreinte. Plusieurs mois supplémentaires de procédure sont donc à prévoir pour un contentieux qui ne devrait pas s'achever avant la fin de l'année 2022.

3. Le Conseil d'Etat ne modifie pas la valeur juridique des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre

Il convient de bien distinguer :

  • l'objectif - sans doute obsolète - de réduction des missions de gaz à effet de serre produites en France de -40% d'ici à 2030 par rapport à leur niveau en 1990.
  • de la trajectoire pour atteindre cet objectif

Le Conseil d'Etat oppose à l'Etat la trajectoire fixée par le décret du 21 avril 2020. La décision rendue ce jour ne comporte pas de précision sur la valeur juridique de l'objectif lui-même

Par ailleurs, non seulement l'objectif de -40% est déjà obsolète mais la trajectoire elle-même avait été très critiquée. Toutefois le Conseil d'Etat ne critique pas la légalité du décret du 21 avril 2020 qui fixe cette trajectoire

4. Le Conseil d'Etat enjoint à l'Etat de respecter une trajectoire....contestée

Pour mémoire, le décret du 21 avril 2020 avait été très critiqué car reportant à plus tard l'effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Or, cette trajectoire ne peut être ici remise en cause, le Conseil d'Etat n'étant pas saisi de la légalité de ce décret :

"Le refus implicite attaqué ne constituant pas une mesure prise pour l'application du décret du 21 avril 2020 et ce dernier n'en constituant pas davantage la base légale, la commune requérante ne peut, par suite, utilement invoquer l'illégalité de ce décret au soutien de ses conclusions aux fins d'annulation."

5. Le Conseil d'Etat ne précise pas quels sont ses critères d'appréciation du caractère "utile" des mesures qui devront être prises par l'Etat, ce qui confère une grande marge d'appréciation à ce dernier.

Cette question est fondamentale.

Certes, le juge administratif a déjà enjoint l'Etat à plusieurs reprises, de prendre des "mesures utiles". Il existe au demeurant une procédure de référé spécialement consacrée à cet enjeu des "mesures utiles". Mais il est sans doute plus délicat pour le juge administratif d'encadrer puis de juger les "mesures utiles" qui seront prises par le Gouvernement en matière climatique.

Le rapprochement du "contentieux climatique" avec le "contentieux de la pollution de l'air est ici intéressant. Par une décision n°394254 du 12 juillet 2017, le Conseil d'Etat a prononcé l'injonction suivante :

"Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de l'environnement de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en oeuvre, pour chacune des zones énumérées au point 9 des motifs de la présente décision, un plan relatif à la qualité de l'air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d'azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l'article R. 221-1 du code de l'environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018."

L'injonction est donc précise : l'Etat doit élaborer des documents dûment identifiés (plans de protection de l'atmosphère) pour des zones bien localisées par le juge. Par une décision du 10 juillet 2020, le Conseil d'Etat a pu juger que cette injonction n'avait pas été entièrement exécutée, d'une part en raison des données chiffrées disponibles sur le non respect des seuils de qualité de l'air dans plusieurs zones, d'autre part en raison de l'insuffisance des justifications produites par l'Etat.

Pour l'heure, seul un critère est connu : ces mesures utiles devront être "compatibles" avec la "courbe" de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

En toute hypothèse, le traitement de cette question sera complexe. A titre d'exemple, comme l'a d'aileurs souligné le Rapporteur public, l'Etat n'est pas le seul responsable des mesures à prendre : l'Union européenne ou les collectivités territoriales ont également une compétence à exercer, dans leurs domaines de compétence respectifs

4. L'injonction de prendre "toute mesure utile" dont le "seul" critère d'appréciation est la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre comporte le risque du "carbocentrisme" : celui de ne plus penser ensemble les enjeux du climat et de la biodiversité.

Alors que 50 experts du climat et de la biodiversité viennent de publier un rapport qui appelle à ne plus penser séparément les enjeux du climat et de la biodiversité, l'injonction faite au Gouvernement de prendre "toute mesure utile" pour la seule question du changement climatique peut contribuer à cette fragmentation de l'environnement - qui ne serait plus pensé comme un tout - et de son droit. Car une mesure utile pour le climat ne l'est pas nécessairement pour la biodiversité. Le risque du "carbocentrisme" doit donc être prévenu. D'une certaine manière, il aurait été sans doute préférable que le Gouvernement soit enjoint à prendre "toute mesure utile pour l'environnement" et non pas uniquement pour le climat, l'environnement étant alors pensé comme un tout.

5. L'injonction faite au Gouvernement comporte le risque d'oublier les émissions importées de gaz à effet de serre.

Le Conseil d'Etat enjoint l'Etat de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 110-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 dans le délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision.

Le Conseil d'Etat n'exige pas du Gouvernement qu'il tienne compte des émissions importées de gaz à effet de serre (déforestation importée par exemple). Ce qui serait éminemment problématique.

6. Il conviendra de rester attentif à la manière dont la décision à venir du Conseil d'Etat traite la question de l'avenir du décret n°2020-456 du 21 avril 2020 relatif à la programmation pluriannuelle de l'énergie

Ce point est crucial. Ce décret a été très critiqué pour avoir modifié la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France. En ce sens, la décision du 19 novembre 2020 du Conseil d'Etat précise : "Toutefois, les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2ème budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l'essentiel de l'effort après 2020, selon une trajectoire qui n'a jamais été atteinte jusqu'ici." (nous soulignons).

Toutefois, ce décret est toujours en vigueur et continue de fixer la trajectoire de référence pour atteindre l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet fixé dans le code de l'énergie.

7. Comment le juge administratif contrôlera-t-il le caractère "utile" des mesures qui seront prises par l'Etat ? Si le Conseil d'Etat sera sans doute appelé, dans neuf mois, à juger du caractère utile des mesures prises. Première difficulté : le juge administratif n'est pas un scientifique. Deuxième difficulté : le caractère utile de ces mesures ne sera apprécié qu'à partir du seul critère des émissions de gaz à effet de serre. Or, comme cela vient d'être évoqué, une mesure utile pour le climat ne l'est pas nécessairement pour la nature. Et le droit de l'environnement impose encore d'étudier l'environnement comme un tout indivisible. Il est donc possible que le Conseil d'Etat s'en tienne à un devoir de justification de la part de l'Etat sur qui pèsera la charge de la preuve du caractère utile des mesures à prendre.

8. Il conviendra de rester attentif à la portée concrète c'est à dire à la manière dont l'Etat recevra cette injonction.

Il n'est pas exclu que la réaction du Gouvernement soit de se prévaloir du vote de la loi "Climat et résilience". Il sera alors nécessaire de savoir comment évaluer, avant même qu'elle ne soit appliquée, comment cette loi peut avoir pour effet le respect de la trajectoire précitée.

Arnaud Gossement

Avocat - docteur en droit

professeur associé à l'Université Paris I

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